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Benjamin Brice (E07) : « Il ne faut pas confondre sobriété et décroissance »

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Développement durable

Interviews

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23/11/2022

Avec son essai très médiatisé La Sobriété gagnante, le chercheur Benjamin Brice (E07) propose ses réponses à l’un des grands débats de notre temps : comment concilier contrainte environnementale et impératifs socio-économiques ? Entretien. 

ESSEC Alumni : Comment votre parcours vous a-t-il mené à rédiger La Sobriété gagnante ?

Benjamin Brice : En 3e année de scolarité à l’ESSEC, inspiré par un cours intitulé « Philosophie et commerce », je me suis inscrit à l’Université Paris IV en licence de philosophie. Ensuite, après quelques années en entreprise, je me suis consacré à plein-temps à un doctorat en sciences politiques à l’EHESS sur les relations internationales. Depuis quelques années, je m’intéresse plus spécifiquement à la situation politique et économique de la France. C’est à partir de cette réflexion que j’en suis venu à considérer la sobriété comme une voie crédible pour améliorer les choses.

EA : Comment définissez-vous la sobriété ? 

B. Brice : Dans mon livre, je reprends la définition qui s’est imposée dans le débat public : la sobriété consiste simplement à consommer moins de ressources, ce qui peut s’obtenir par des changements de comportements, par des gains d’efficacité ou encore par le recours à de nouvelles technologies.

EA : Vous affirmez que « nous vivons au-dessus de nos moyens ». Sur quelles données appuyez-vous ce constat ?

B. Brice : Je fais ce constat dans trois dimensions différentes. Première dimension : nous consommons trop de ressources. Selon le GIEC, l’empreinte carbone annuelle d’un Européen est d’environ 8 tonnes équivalent CO2 alors que la neutralité carbone exigerait de descendre autour de 2 tonnes. De surcroît, notre consommation entraîne chaque année l’extraction de 22 tonnes de matière : biomasse, combustibles fossiles, métaux et minerais non métalliques… Sur ce plan, il est assez difficile de tracer une limite à ne pas dépasser, mais il est probable que si les Africains et les Indiens – qui sont respectivement à 4 et 5 tonnes de matière selon Material Flows – nous imitaient, les pressions sur les écosystèmes deviendraient insoutenables.

EA : Quid de la deuxième dimension ?

B. Brice : La France vit également au-dessus de ses moyens du point de vue commercial. La facture énergétique liée aux importations de combustibles fossiles atteint des sommets : plus de 80 milliards d’euros entre août 2021 et juillet 2022 selon les douanes. En parallèle, la balance manufacturière ne cesse de se dégrader depuis 20 ans. Elle est passée de +16 milliards d’euros en 2002 à -66 milliards d’euros en 2021 !

EA : Et la troisième dimension ? 

B. Brice : Nous vivons aussi au-dessus de nos moyens au sens où nous ne mettons plus suffisamment de moyens dans des secteurs aussi essentiels que l’éducation, la recherche, la justice, l’hôpital public, la défense ou la transition écologique. On ne le dit pas assez, mais entre 1980 et 2019, les dépenses de fonctionnement – en gros : la rémunération des agents publics et les matériels qu’ils utilisent – ont diminué en part de PIB (-0,5 point) alors même que les besoins ont augmenté dans certains secteurs : études plus longues pour l’éducation, vieillissement de la population pour la santé… Ces choix risquent de nous coûter très cher à long terme.

EA : Face à ces constats, vous appelez à agir sur la consommation plutôt que sur la production. Qu’entendez-vous par là ?

B. Brice : Depuis plusieurs décennies, nos dirigeants cherchent à stimuler la production et les exportations, à travers des politiques de compétitivité : baisse du coût du travail, flexibilité, réduction de l’imposition du capital, « maîtrise » des dépenses publiques… Or la population – tout particulièrement les classes populaires – affirme de plus en plus ses réticences à poursuivre dans cette direction, d’autant que les résultats sont discutables. C’est pourquoi il me paraît plus raisonnable de prendre les choses dans l’autre sens : si nous vivons aujourd’hui au-dessus de nos moyens, c’est parce que nous consommons et importons trop.

EA : Concrètement, dans quels domaines préconisez-vous de viser la sobriété ? 

B. Brice : Les principaux leviers individuels de réduction des émissions de gaz à effet de serre sont la diminution de la consommation de viande, la baisse de l’usage de carburants pour la mobilité – surtout le kérosène aérien pour les classes supérieures – et une moindre utilisation d’énergies fossiles pour le logement. Mais il y a d’autres aspects à prendre en compte. Par exemple, ralentir le renouvellement des équipements informatiques constituerait une bonne chose pour la balance commerciale du pays, tandis que privilégier des produits textiles locaux permettrait de créer des emplois dans nos territoires et d’augmenter nos recettes fiscales.

EA : Que signifierait plus de sobriété dans ces domaines ? 

B. Brice : Parmi les mesures que je propose, on peut citer, en rapport avec les exemples précédents, la promotion des repas végétariens dans la restauration collective (écoles, hôpitaux…), la modulation de la fiscalité en fonction du poids des véhicules, la création d’une taxe carbone sur le kérosène, le développement des aides publiques (que je vois plutôt comme des investissements dans ce cas) pour la rénovation des passoires thermiques, l’instauration de normes de réparabilité pour les produits informatiques, le renforcement des subventions pour la filière textile française, la régulation de la publicité…

EA : En quoi ces efforts de sobriété seraient-ils « gagnants », pour reprendre votre formule ? Est-ce à rapprocher de la « sobriété heureuse » de Pierre Rabhi ? 

B. Brice : La « sobriété heureuse » s’ancre surtout dans une démarche individuelle et spirituelle. La « sobriété gagnante » implique une démarche politique et collective. Dans ma perspective, les efforts de sobriété matérielle doivent être entrepris au nom des bénéfices pour la collectivité. En particulier : réduction de notre empreinte environnementale et de notre dépendance pour nos approvisionnements, relocalisation d’activités et allègement de la contrainte de compétitivité qui pèse durement sur les classes populaires…

EA : Pouvez-vous donner des exemples chiffrés de sobriété gagnante selon vos calculs ? 

B. Brice : En 2021, le déficit commercial était de 18 milliards d’euros pour les ordinateurs et les téléphones. Diminuer le rythme de renouvellement, c’est faire revenir quelques milliards d’euros dans l’économie française, diminuer un peu le poids du numérique dans le budget des ménages et créer de l’activité dans le secteur de la réparation. Autre exemple : quand les gens qui en ont les moyens achètent une paire de chaussette « made in France » à 15 euros plutôt que trois paires à 5 euros fabriquées en Chine, ils font certes un gros effort, mais en même temps, ils divisent par 6 les émissions de gaz à effet de serre liées à leur achat (le textile français est deux fois moins émetteur que le textile chinois), ils réduisent le déficit commercial (9 milliards d’euros en 2021 pour le textile) et ils stimulent l’emploi, ce qui permet d’augmenter les cotisations sociales et de baisser les transferts liés au chômage.

EA : Vous appelez à un « effort collectif » de sobriété. Tous les citoyens doivent-ils consentir le même niveau d’effort ? 

B. Brice : La répartition de l’effort constitue effectivement un enjeu essentiel. Je plaide pour que les cadres et les professions intermédiaires supérieures soient plus particulièrement mis à contribution – pour quatre principales raisons. Les classes supérieures ont une consommation matérielle beaucoup plus élevée que les classes populaires : à l’échelle des ménages, les 10 % du haut émettent 3 fois plus de gaz à effet de serre pour les transports que les 10 % du bas, 4 fois plus pour les biens. Elles ont aussi plus de marges de manœuvre pour changer leurs modes de vie. Elles ont en outre un rôle d’entraînement : elles sont le plus souvent à l’origine des normes de consommation qui se diffusent, peu à peu, à l’ensemble de la société. Enfin, il me paraît pertinent de les solliciter si l’on veut que la colère sociale retombe un peu.

EA : L’effort collectif que vous évoquez n’implique pas seulement les citoyens. Quelle part les entreprises doivent-elles jouer ? 

B. Brice : Dans les dernières décennies, les pouvoirs publics ont surtout exigé des entreprises françaises qu’elles deviennent plus compétitives pour faire face au choc de la mondialisation. Mais cette période est en train de se fermer. Désormais, nous allons certainement devoir demander aux entreprises de prendre davantage de responsabilités. La rentabilité reste quelque chose d’important. Mais si sa maximisation entraîne une accentuation du changement climatique, une perte de résilience en cas de conflit international, un accroissement du déficit extérieur ou une dégradation des conditions de travail des employés, alors l’intérêt général est mal servi et la collectivité a le droit de vouloir corriger le tir.

EA : Là aussi, toutes les entreprises doivent-elles consentir le même niveau d’effort ? 

B. Brice : Je retiens deux distinctions dans mon livre. Première distinction : les grandes entreprises doivent accepter davantage de fair play fiscal, car nous allons avoir besoin de moyens financiers pour affronter les défis internationaux. L’enjeu est de taille, car l’évitement fiscal des entreprises françaises est passé d’1 milliard d’euros au début des années 2000 à 30 milliards d’euros en 2015 selon le CEPII.

EA : Et la deuxième distinction ?

B. Brice : Il faut cesser d’imposer les mêmes règles aux entreprises qui affrontent directement la concurrence étrangère et aux autres. Par exemple, qu’il faille des exonérations de cotisations sociales pour les entreprises qui exportent, cela se défend tout à fait. Mais je comprends moins pourquoi on applique cette disposition à l’ensemble des secteurs protégés, alors que cela coûte très cher à la collectivité et habitue peu à peu les consommateurs à payer des prix artificiellement bas.

EA : Quelle part doit jouer l’État ? 

B. Brice : À mes yeux, l’État joue un rôle essentiel pour coordonner et faciliter les efforts des acteurs économiques et des citoyens. Par exemple, si la population n’a pas accès à l’empreinte écologique d’un produit ou à la localisation de sa valeur ajoutée, il lui est difficile de faire des choix éclairés de consommation. Ou si les entreprises qui ont des pratiques vertueuses ne sont pas encouragées par les pouvoirs publics, elles risquent de se lasser de faire des efforts. Par ailleurs, l’État me semble aussi avoir la responsabilité de réduire les consommations les plus nuisibles, en allant jusqu’à des interdictions.

EA : En définitive, diriez-vous que vous êtes partisan de la décroissance ? 

B. Brice : Je suis réticent à employer ce terme pour deux raisons. D’une part, il suscite beaucoup plus de rejet dans l’espace public que le mot « sobriété », car il paraît aller directement à l’encontre de nos intérêts nationaux. Or il est essentiel d’obtenir une large adhésion pour changer réellement de cap socio-économique. D’autre part, je défends autant la réduction de nos consommations que la relocalisation et donc la hausse des activités industrielles en France – et je ne crois pas que ce soit incompatible. Il existe un certain nombre de convergences entre sobriété et relocalisation : moins de transport, des normes écologiques plus strictes, une électricité bas carbone et un surcoût qui incite à moins consommer en volume.

EA : Quelles ressources recommanderiez-vous aux ESSEC qui souhaiteraient approfondir le sujet de la sobriété ? 

B. Brice : Sur les aspects environnementaux de la sobriété, citons notamment les études de Négawatt, de l’ADEME et du Shift Project. S’il faut retenir un ouvrage, je recommande L’âge des low tech (2014) de Philippe Bihouix qui reste très intéressant, même si certaines données sont datées. Les conférences en ligne de Jean-Marc Jancovici sont également très marquantes : on peut ne pas être d’accord avec toutes ses analyses, mais il a le mérite de poser les problèmes avec beaucoup de force. Pour apporter des nuances, je conseille vivement les vidéos Youtube du Réveilleur. Sur les aspects sociaux et économiques de la sobriété, j’invite à consulter les données de l’INSEE et des douanes, en les complétant, pour les comparaisons internationales, avec les statistiques fournies par Eurostat, l’OCDE et la Banque mondiale. Les études d’opinion constituent une autre source précieuse d’informations. Je signale en outre les études de France Stratégie et du Conseil d’analyse économique, peut-être plus accessibles : là encore, même si on n’en partage pas forcément les orientations politiques, il faut reconnaître leur grande qualité. Enfin, terminons par des livres : Où va l’argent des pauvres (2020) de Denis Colombi, très utile pour aborder la question de la consommation et du pouvoir d’achat ; et L’archipel français (2019) de Jérôme Fourquet, qui donne énormément de pistes pour comprendre la situation sociale et électorale de la France. Sans oublier, bien sûr, quantité d’autres sources directement citées dans mon livre La Sobriété gagnante !


Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni

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