Retour aux actualités
Article suivant
Article précédent

Reflets Mag #157 | « Le coût des sinistres climatiques va doubler »

Avis d'experts

-

20/05/2025

Le dérèglement du climat amène un dérèglement du secteur de l’assurance. Comment faire face ? Reflets Mag #157 livre les regards croisés d’Élise Ginioux (E06), directrice en charge du marketing, de la communication, de la durabilité et des affaires publiques chez Generali France, et de Jean-Noël Felli (E89), associé du groupe Colombus spécialiste de l’accompagnement des dirigeants du secteur de l’assurance. Découvrez l’article exceptionnellement en accès libre… et abonnez-vous !

Reflets Magazine : Quel est l’impact de l’aggravation des risques environnementaux sur le secteur des assurances ?

Élise Ginioux : Avec un coût des sinistres climatiques à 6,5 milliards d’euros, l’année 2023 devient la troisième année la plus coûteuse de l’histoire pour les assureurs et confirme un changement d’échelle dans l’augmentation tendancielle à laquelle nous assistons depuis 40 ans. En cumulé, les coûts des dommages climatiques ont dépassé la barre symbolique des 100 milliards d’euros entre 1984 et 2024. Et les prévisions pour les 30 prochaines années annoncent un doublement par rapport à la période 1990-2010 avec des coûts annuels moyens de 4,7 milliards d’euros contre 2 milliards d’euros jusqu’ici.

Jean-Noël Felli : En effet, selon la Caisse centrale de réassurance (CCR), la sinistralité devrait encore augmenter d’environ 40 % à horizon 2050. Et, selon France Assureurs, le montant des sinistres « événements naturels » pourrait atteindre un total de 143 milliards d’euros entre 2020 et 2050, soit une augmentation de 93 % par rapport à la période précédente. On comprend dès lors que, d’après un sondage Elabe, 48 % des Français pensent que nous ne pourrons plus nous assurer demain.

É. Ginioux : Il faut dire que la France se trouve aux avant-postes du changement climatique. Notamment, sa configuration unique avec quatre façades maritimes en métropole l’expose fortement au jet-stream de l’Atlantique Nord et aux tempêtes associées. Sans oublier les territoires ultramarins, particulièrement fragilisés.

J.-N. Felli : Prenons le seul exemple du gonflement des sols argileux : aggravé par l’intensification des sécheresses, ce phénomène menace plus de 10 millions de maisons individuelles dans l’ensemble de notre pays. En tablant sur des travaux de 40 000 euros en moyenne par habitation, la facture totale pourrait atteindre 500 milliards d’euros sur les 20 prochaines années.

É. Ginioux : Et encore, tous ces chiffres concernent seulement les dommages aux biens. Les coûts en santé, eux, restent mal évalués. Ils représentent pourtant un fardeau considérable. Pensons aux vagues de décès liés aux canicules comme en 2003 ou encore aux maladies causées par la pollution : asthme, irritations bronchiques, diabète, mais aussi accidents cardiaques qui augmentent de 28 % dans les environnements aux concentrations élevées de dioxyde d'azote.

J.-N. Felli : Il y a 10 ans, lors de la COP 21, Henri de Castries (ex-patron d’AXA) prévenait qu’un monde à + 4 °C serait inassurable. Nous nous en approchons.

RM : Comment les acteurs du secteur répondent-ils à ces enjeux ?

J.-N. Felli : Côté investissements, les assureurs se désengagent des énergies fossiles et s’orientent vers des projets contribuant à la transition écologique : énergies renouvelables, infrastructures durables… En tout, leurs actifs « verts » sont passés de 50 milliards d’euros à plus de 150 milliards d’euros en 5 ans. Dans ce domaine, saluons aussi le dividende écologique de la MAIF qui s'engage à allouer 10 % de ses bénéfices annuels à des projets de solidarité climatique et de régénération de la biodiversité. Côté offre, les assureurs développent de nouvelles offres axées sur l’écoresponsabilité : assurance dédiée aux véhicules électriques, assurance habitation incitant à la rénovation énergétique, bonus pour comportement vert (mobilité douce, consommation responsable…) ou encore assurance récolte pour les exploitants agricoles, où ces derniers conservent une franchise à leur charge (25 %), les assureurs couvrent 50 à 70 % des pertes au-delà, et les pouvoirs publics complètent. Enfin, autre tendance lourde : la prévention devient centrale, tant dans les services que dans les conditions de souscription.

É. Ginioux : Effectivement, si notre métier a longtemps reposé sur les statistiques du passé pour évaluer la sinistralité future, nous passons aujourd’hui de la gestion des risques à la prévention proactive. Les propriétaires immobiliers sont particulièrement concernés : chez Generali, pas moins de 285 000 personnes ont utilisé l’outil « Ensemble Face aux risques » en 2024 pour évaluer les menaces pesant sur leur logement et savoir comment les anticiper et les mitiger. Effectuer ce type de démarche va peu à peu s’imposer comme un prérequis à l’assurabilité. Autre aspect de cette approche : nous nous engageons pour améliorer la connaissance scientifique des risques et en tirer des outils d’aide à la décision, des systèmes d’alertes ou encore des stratégies d’adaptation locale. Nous contribuons ainsi à financer les recherches du CNRS sur les particules fines dans l’atmosphère depuis déjà 10 ans. Nous sommes aussi partenaires du Ballon de Paris, outil d’étude de la qualité de l’air, et nous animons le Climate Lab, consortium de géomaticiens, géographes, climatologues, hydrologues, data scientists et actuaires, spécialisé dans la modélisation du climat.

RM : Comment les pouvoirs publics français répondent-ils à l’impact des enjeux environnementaux sur le secteur des assurances ?

É. Ginioux : Seule une mobilisation collective, associant également l’État, les collectivités et les acteurs territoriaux, permettra d’apporter des solutions durables et efficaces. Il faut renforcer les partenariats public-privé, non seulement pour anticiper et atténuer les impacts des catastrophes naturelles, mais aussi pour garantir une intervention rapide et coordonnée auprès des sinistrés, et apporter une protection équitable à tous les citoyens. À cet égard, l’Initiative sécheresse, qui regroupe assureurs, chercheurs et institutions publiques pour trouver des solutions innovantes aux dommages causés par le retrait-gonflement des sols argileux, me paraît exemplaire.

J.-N. Felli : Plus largement, le rapport de mission Langreney sur l’assurabilité des risques climatiques, remis aux ministres Bruno Le Maire et Christophe Béchu le 2 avril 2024, édicte 37 recommandations. Parmi celles-ci, une priorité : le maintien du régime français d’indemnisation des catastrophes naturelles, plus connu sous le nom de « CatNat », qui repose sur une répartition des coûts entre les assurés, les assureurs et le réassureur Caisse centrale de réassurance (CCR). Ce système accessible et mutualisé a démontré son efficacité, mais son équilibre est menacé par le changement de paradigme actuel. Pour le faire évoluer, on peut jouer sur deux curseurs. D’une part, la liste des périls qu’on considère comme inassurables par le marché seul. D’autre part, la liste des zones qu’on renonce à assurer, parce que le coût social global est trop élevé : si on continue de les couvrir, on rend tout le dispositif insolvable. Ce dernier point est évidemment très sensible politiquement ; il faut l’aborder à petits pas. Pour l’heure, a seulement été décidée une augmentation des surprimes que payent les assureurs et qui se traduit par une hausse de 12 à 20 % des tarifs de l’assurance habitation et de 6 à 9 % des tarifs de l’assurance automobile. Reste à voir la soutenabilité de ces prix… D’autant que ce n’est pas fini : le rapport Langreney propose une révision quinquennale – et la sénatrice Christine Lavarde préconise même un mé canisme de revalorisation annuelle automatique. Dans le même ordre d’idées, le fonds Barnier, qui depuis 20 ans aide les collectivités à racheter les bâtiments les plus exposés aux risques naturels majeurs et finance les travaux réalisés par les particuliers et les petites entreprises pour réduire la vulnérabilité de leurs habitations ou locaux, doit être revalorisé proportionnellement à l’augmentation de la sinistralité. Cet effort vaut la peine : on estime qu’un euro investi dans ce fonds permet d’économiser 3 euros à terme.

RM : Quid de l’Union européenne ? Joue-t-elle un rôle dans l’adaptation du secteur aux enjeux environnementaux ?

J.-N. Felli :

Oui, elle joue un rôle structurant. À travers sa taxonomie verte, la directive Solvabilité II (et bientôt Solvabilité III), le règlement SFDR et le paquet « Fit for 55 », elle impose aux assureurs une prise en compte systématique des risques climatiques dans leur bilan et une transparence accrue sur la durabilité de leurs portefeuilles. En France, ces préconisations se traduisent notamment par une pression renforcée de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) qui mène des stress tests climatiques réguliers pour évaluer la résilience des assureurs français face à des scénarios extrêmes.

RM : Des mesures supplémentaires vous paraissent-elles nécessaires pour adapter le secteur des assurances aux enjeux environnementaux ?

J.-N. Felli : Répétons-le : certaines régions vont devenir inassurables, inhabitables et inconstructibles. Aujourd’hui, les primes des collectivités territoriales sont déjà trois à six fois plus importantes qu’il y a 5 ans. À terme, il faudra assumer un retrait ordonné des zones trop exposées pour que la mutualisation assurantielle continue de fonctionner et que les assureurs restent dans les autres zones tendues mais encore assurables. Cela suppose un véritable courage politique, dans un contexte où certaines collectivités ne veulent même pas mettre en place de plan de prévention des risques par peur des conséquences pour la valeur des biens de leur périmètre. Autre axe d’action : certains aspects de la réglementation. Par exemple, en cas de sinistre, l’assureur est tenu de réparer mais sans enrichir le bien. Autrement dit : il doit refaire à l’identique. Or dans bien des cas, il vaudrait mieux adapter : à quoi bon remettre le compteur électrique ou la moquette au sous-sol d’une zone inondable ?

RM : L’ensemble de ces constats s’applique-t-il uniquement à la France ? Ou la situation est-elle similaire partout dans le monde ?

J.-N. Felli : Tous les pays sont concernés. On en a beaucoup parlé ces derniers temps aux États-Unis suite aux grands incendies de Los Angeles : un nombre croissant d’assureurs renonce à souscrire de nouvelles polices d’assurance habitation en Californie. Mais il est aussi intéressant de regarder les solutions que trouvent certains de nos voisins. Aux Pays-Bas, la politique d’aménagement du territoire intègre la prévention des inondations au plus haut niveau, avec des partenariats entre État, assureurs et collectivités. En Allemagne, les Länder imposent la transparence sur les risques climatiques dans les transactions immobilières. Dans les pays scandinaves, les assureurs, souvent mutualistes, jouent un rôle actif de conseil et d’accompagnement dans la transition écologique des particuliers et entreprises. Et, plus loin, en Nouvelle-Zélande, un programme de « managed retreat » commence à organiser le repli ordonné des zones inondables, soutenu par un fonds public d’accompagnement. Autant d’initiatives qui soulignent la complémentarité vertueuse entre prévention, investissement public et responsabilisation des assurés.

 

Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

Paru dans Reflets Mag #157. Voir le numéro exceptionnellement en accès libreRecevoir les prochains numéros.


Image : © AdobeStock

Commentaires0

Veuillez vous connecter pour lire ou ajouter un commentaire

Articles suggérés

Interviews

Reflets Mag #157 | Nicolas Gomart (E85), directeur général de Matmut

RM

Reflets Mag

21 mai

Entrepreneurs

Piece : Chacun sa pièce

photo de profil d'un membre

Louis ARMENGAUD WURMSER

17 mars

Entrepreneurs

iVesta : Le MFO fait son office

photo de profil d'un membre

Louis ARMENGAUD WURMSER

03 mars