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Reflets Mag #138 | Laurent Bécue-Renard (E91) : La guerre dans le viseur

Interviews

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23/06/2021

Reflets Mag #138 consacre un portrait au cinéaste Laurent Bécue-Renard (E91) qui, depuis 25 ans, filme les hommes et les femmes confrontés aux champs de bataille contemporains : Sarajevo, Irak, Afghanistan… On vous met l’article en accès libre. Abonnez-vous pour lire le reste du numéro !

« M’émancipant toujours de la chronique des événements dans mes films, il m’est difficile de vous restituer le fil linéaire de mon propre parcours. » Laurent Bécue-Renard se prête cependant à l’exercice. Et place le début de sa carrière de cinéaste à son départ du monde de l’entreprise. « Je développais des partenariats pour World Media Network, groupement international d’une trentaine de grands journaux, dont Libération, qui se coordonnaient pour publier conjointement des suppléments thématiques avec la participation de grandes plumes. » Il se voit proposer le poste de directeur général adjoint alors qu’il a seulement 27 ans. « Au lieu de m’en réjouir, j’ai senti le danger de la ‘carrière’. J’ai démissionné le surlendemain, sans peser le pour et le contre, ni avoir un plan en tête – suivant juste mon intuition. »

En quête

Pendant quelques temps, il cherche. Littéralement : il commence un doctorat à Columbia (NY, USA). « Je voulais étudier les représentations qu’on se fait du monde en fonction du pays dont on vient, m’interrogeant déjà sur le rapport que chacun entretient avec le réel… Mais je n’avais trouvé ni le bon sujet, ni le bon support. » 

Il faudra un nouveau tournant pour qu’il s’engage sur la bonne voie. Nous sommes alors en 1995, et la guerre de Bosnie-Herzégovine fait rage. « Mon ancien patron m’a proposé de lancer un magazine web éphémère à Sarajevo. L’idée : ouvrir une brèche symbolique dans le siège de la ville en permettant aux citoyens du monde entier de poser des questions en direct aux Sarajéviens. » Il faut se rappeler qu’à l’époque Internet ne compte encore que 30 000 points d’accès sur la planète ; proposer un tel moyen d’échange constitue une petite révolution. « L’expérience, rendue possible grâce à une trêve, devait durer 15 jours. Mais les combats ont repris, et je me suis retrouvé coincé. J’ai fini par rester jusqu’au terme de la guerre. » 

Les rencontres qu’il fait durant cette période lui inspirent des nouvelles, publiées en ligne sur le site aux côtés des témoignages et des articles d’information. « C’était de la fiction basée sur de l’observation documentaire. Et c’était une révélation. J’avais toujours eu le désir du récit. Et ces années passées à explorer, à expérimenter, avaient en fait servi à accumuler du matériau, du contenu. » 

La parole se libère

À l’issue du conflit, Laurent Bécue-Renard rencontre une thérapeute bosniaque qui aide des veuves de guerre à se reconstruire. « Ces jeunes femmes avaient perdu leur compagnon, leur père, leurs frères, leurs oncles, leurs cousins. Tous les hommes de la famille, massacrés. » Il voit dans ces tragédies une mise en abyme de la condition humaine « Le seul moyen de faire face, c’est de se raconter des histoires. D’ ‘inventer’ un récit signifiant de ce qu’on a vécu. » Et la thérapie est l’endroit où naissent ces récits. « J’ai voulu montrer des êtres au cœur de ce lieu fondateur, ce lieu de création. » 

Il obtient de filmer les groupes de parole des veuves de guerre bosniaques. « J’ai délaissé le texte au profit de l’image parce que beaucoup de choses se disent autrement que par les mots : langage corporel, silences, assemblages des scènes ; bref, le cinéma… » Il revendique une approche à des années lumières du reportage. « Ma caméra participe à l’élaboration du récit et du sens qui se joue à l’écran dans le cadre du travail thérapeutique. On est dans une subjectivité assumée, mise au service de la vérité psychique des protagonistes. » 

La démarche demande beaucoup de précautions. « Il faut s’interroger à chaque instant. Sur la personne qu’on filme : va-t-elle vivre en paix avec la représentation que nous faisons d’elle ? Sur soi-même : pourquoi choisir cette personne-là, pourquoi retenir telle ou telle partie de sa réponse ? Sur la signification de ce qu’on offre à voir : qu’est-ce que ça raconte d’universel, qui concerne l’humanité, qui transcende la personne et l’événement et va parler à toutes et à tous ? Le tri qu’on opère en répondant à ces questions, au fil du tournage puis du montage, relève lui-même d’un procédé quasi-analytique. » 

De l’introspection à la projection

Le film, intitulé De guerre lasses, sort en salles au bout de 7 ans, reçoit le Prix du film de la Paix à la Berlinale et fait le tour des festivals du monde entier. « En tout, j’ai du être convié à plus de 300 débats. Les spectateurs se sentaient concernés, touchés. Peut-être parce que nous appartenons tous à des lignées fracassées par les guerres du XXème siècle. De ce point de vue, en descendant de survivants, nous sommes tous des survivants. » 

Le succès public l’incite à creuser plus encore son sujet. Il se lance dans un second opus, qui confortera sa méthode. Même dispositif : une caméra posée en thérapie, cette fois celle de jeunes soldats Américains revenus d’Irak et d’Afghanistan. Même temporalité : des années de tournage et de montage – 550 heures de rushes, soit 6 mois de visionnage… Et même question fondamentale : comment fait-on pour survivre ? Avec le même succès à la clé : Of Men and War est présenté en sélection officielle au Festival de Cannes. « Évidemment, ces distinctions sont importantes, elles encouragent à persévérer. Mais elles ne constituent pas une fin en soi. Le but, c’est la quête personnelle. » 

Celle-ci prendra finalement la forme d’une trilogie, Une généalogie de la colère, dont il prépare aujourd’hui le dernier volet, L’enfance de la guerre. « Après les femmes et les hommes, nous sommes à hauteur d’enfants qui ont eux aussi traversé la guerre. Quel langage utilisent-ils face à l’inénarrable ? » S’y ajoutera un épilogue, réflexion plus personnelle et intime sur les raisons qui l’auront poussé in fine à consacrer 30 ans de sa vie à cette aventure. 

Partage d’écran

Parmi ses motivations, on devine aussi un désir de transmission. « Depuis quelques années, je suis entré dans une démarche de compagnonnage qui occupe une part croissante de mon temps. Je partage mon expérience avec de jeunes cinéastes partout dans le monde. L’échange est mutuel ; je les conseille pour leurs projets, elles et ils nourrissent ma propre réflexion artistique. Il est particulièrement émouvant de constater, quels que soient les profils et les pays, que tous se posent les mêmes questions. On se rend compte ainsi que chacun de nos récits s’inscrit dans un seul et même gigantesque récit, incessamment renouvelé, qui constitue une humanité en quête de sens. » 

 

Paru dans Reflets Mag #138. Pour voir un aperçu du numéro, cliquer iciPour recevoir les prochains numéros, cliquer ici.

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