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Sébastien Thiam (E99) : « L’effort de reconstruction de l’Afghanistan a été abandonné dès 2014 »

Interviews

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28/09/2021

Expert des marchés à risque, Sébastien Thiam (E99) a conseillé l’armée américaine dans sa tentative de reconstruction de l’Afghanistan. Il livre son regard sur les 20 années écoulées et sur le retour des talibans au pouvoir.

ESSEC Alumni : Pouvez-vous nous présenter vos activités ?

Sébastien Thiam : Ancien officier de Marine, j’ai développé une expertise sur les zones à risques en gestion de crises internationales, intelligence stratégique et diplomatie d’affaires sur plus de vingt ans, dans le cadre d’opérations extérieures et dans le conseil. J’ai ainsi fondé Makassar Partners, qui aide ses clients à « dérisquer » leurs opérations de croissance à l’international1

EA : Vous êtes notamment intervenu en Afghanistan… 

S. Thiam : À la suite des attaques du 11 septembre 2001, j’ai mis en suspens mes activités entrepreneuriales et rejoint la réserve opérationnelle pour être déployé au sein des Forces Spéciales. Puis, de 2009 à 2011, au pic du « nation building », j’ai été conseiller politique auprès du général, commandant la coalition (FIAS), Stanley McChrystal puis David Petraeus (plus d’informations dans notre précédente interview sur le site ESSEC Alumni en cliquant ici). Je suis le seul Français à avoir conseillé un général américain. 

EA : Concrètement, quelle était votre mission sur place ?

S. Thiam : Les Américains portaient alors une nouvelle orientation stratégique2 ambitieuse et complexe pour sortir de l’impasse : « gagner les cœurs et les esprits » des Afghans en bâtissant des forces de sécurité afghanes capables et en accélérant les progrès, notamment économiques. En 2010, l’USGS3 qualifiait le potentiel du pays en minerais, métaux précieux, pétrole et gaz à plus de 1000 milliards de dollars. M’appuyant sur les talents et les moyens hors norme au sein de la coalition, ainsi que sur mon expérience au Kosovo, j’ai conseillé et assisté le ministre des Mines, à la tête du cluster interministériel pour le développement économique, pour attirer des investisseurs étrangers dans les ressources naturelles et l’agroalimentaire, via des « roadshows » locaux et internationaux et l’assistance locale aux investisseurs.  

EA : Quels résultats avez-vous obtenus ? 

S. Thiam : Un leader mondial de l’agroalimentaire basé en Suisse dont j’avais approché la direction générale a converti en 2017, conformément à ses projets initiaux, un flux commercial depuis le Pakistan de plusieurs dizaines de millions de dollars annuel en une opération manufacturière locale. Le ministère des mines a aussi pu attribuer en 2011, grâce à notre appui essentiel, un appel d’offres dans le minerai de fer à un consortium emmené par l’indien SAIL qui projetait d’investir 11 milliards de dollars sur dix ans, incluant la construction d’infrastructures et la création de près de 10 000 emplois directs et 40 000 indirects. 

EA : À l’époque, aviez-vous déjà décelé des signes du risque d’un échec de la reconstruction nationale afghane ? 

S. Thiam : Les barrières étaient nombreuses : une omniprésence de l’économie souterraine, une corruption rampante et institutionnalisée qui facilitait la percée des insurgés, des forces de sécurité afghanes qui n’étaient pas à la hauteur de l’enjeu… Ainsi les gains fragiles acquis par le « blood and treasure »4 se sont effondrés avec le retrait militaire. À titre d’exemple, SAIL s’est retiré du projet minier dès 2015, peu après le départ de la FIAS, arguant de la résurgence des talibans et d’une faible viabilité économique, du fait du déficit d’infrastructures et de la chute des prix des matières premières. Le contrat d’environ 3 milliards de dollars dans le cuivre à Mes Aynak, attribué au chinois MCC fin 2007, ne s’est toujours pas matérialisé, du fait de désaccords avec l’ancien gouvernement sur les royalties et la sécurité. 

EA : Avec le recul, estimez-vous que certaines choses auraient pu être faites différemment ? 

S. Thiam : Le général H.R. McMaster, ancien conseiller à la sécurité nationale du président américain, qui a servi de 2010 à 2012 à la FIAS, a décrit cette guerre de 20 ans comme « une guerre d’un an livrée vingt fois », en raison de « stratégies inefficaces basées sur des hypothèses erronées. » Le succès de la reconstruction économique par les forces repose sur un effort durable, lequel a été abandonné dès 2014. Dès lors, j’estime qu’un fonds d’investissement indépendant, pouvant travailler aux côtés des forces militaires, présente les meilleures chances de réussite pour orchestrer une reconstruction économique en Afghanistan, comme sur d’autres théâtres. 

EA : Quelle lecture faites-vous de la situation actuelle ?

S. Thiam : La stratégie de communication du gouvernement intérimaire taliban vise à obtenir rapidement une reconnaissance internationale et la reprise de l’aide financière massive, si vitale pour le pays. Ayons bien à l’esprit qu’en son sein opèrent des individus passés par les geôles de Guantanamo, sous le coup de sanctions, sur la liste des « most-wanted » du FBI, ou liés par le mariage à Al-Qaida. Les attentats récents de l’État Islamisque au Khorasan viennent aussi rappeler que la sécurité sous ce régime n’est pas garantie. Un sujet brûlant me semble donc être : l’Afghanistan peut-il redevenir une base arrière du terrorisme, et à quel horizon ? 

EA : Quelles sont les perspectives économiques pour le pays – et pour son peuple ? 

S. Thiam : Le retour des talibans fait bouger les lignes. Il interroge sur leur capacité à bâtir des infrastructures clés pour l’économie, et à gérer un État. Si le déblocage de l’aide internationale est prioritaire pour juguler une crise humanitaire majeure, la revitalisation de l’économie a toutes les chances de passer, à terme, par l’exploitation du potentiel minéral. 

EA : Peut-on imaginer le maintien de certaines formes de coopérations internationales et d’investissements étrangers sur le territoire malgré le régime tes Talibans ?

S. Thiam : Les sanctions du Trésor américain devraient pour un temps freiner les investissements étrangers. Néanmoins, la Chine et l’Inde ont amorcé des discussions avec les talibans pour redonner une impulsion à leurs anciens projets, sur fond de considérations sécuritaires intérieures. La Russie et l’Iran envisagent l’Afghanistan comme une zone d’influence, et pourraient nouer des coopérations. Le potentiel minéral avait d’ailleurs déjà fait l’objet d’études poussées sous l’ère soviétique. 


Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

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Convergence entre risques liés aux tiers (TPRM) et conformité aux critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG)

United States Geological Survey – institut géologique américain

Expression américaine qui fait référence aux pertes en vies et au coût des opérations

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