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Sarah Chouraqui (E09) : « L’océan compte désormais 5 continents de plastique »

Interviews

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17/09/2025

Sarah Chouraqui (E09) est directrice générale de Wings of the Ocean, association française qui lutte contre la pollution plastique maritime. Un des combats du siècle, qui concerne tout le monde – et auquel chacun peut contribuer.

ESSEC Alumni : Pouvez-vous résumer votre parcours ? 

Sarah Chouraqui : Après 10 années de direction financière dans l’industrie agroalimentaire, je suis devenue directrice générale de Vertical Station, nouveau média éco-responsable, puis de Too Good To Go France, à la tête d’une équipe de 140 personnes engagées contre le gaspillage alimentaire. C’est donc très naturellement que j’ai pris les rênes Wings of the Ocean. 

EA : Et pouvez-vous présenter Wings of the Ocean ? 

S. Chouraqui : Créée en 2018, cette association française se mobilise pour la protection de l’océan, de la biodiversité marine et de l'écosystème naturel des littoraux. Nous organisons principalement des collectes de déchets, des campagnes de sensibilisation auprès du grand public et des enfants, ainsi que des opérations de plaidoyer auprès des entreprises et des élus locaux. Nous avons en outre acquis un trois-mâts de 42 mètres, le Kraken, qui sillonne la Méditerranée pour lutter contre la pollution plastique et qui constitue aussi un espace d'apprentissage pour nos bénévoles. Nous faisons partie du Groupe SOS, groupe associatif et acteur majeur de l’économie sociale et solidaire. 

EA : Quel état des lieux peut-on dresser de la pollution des océans par les déchets humains ? 

S. Chouraqui : L’utilisation du plastique est devenue incohérente. Depuis les années 1950, sa courbe de production est exponentielle à raison de + 3 % par an (Dorothée Moisan, Les Plastiqueurs) ; elle est passée de 2,3 millions de tonnes en 1950 à 448 millions en 2015 (National Geographic). Et toujours depuis les années 50, seuls 9 % des déchets plastiques ont été recyclés, 12 % incinérés et 79 % déposés dans des décharges et/ou la nature (OCDE). Résultat : le plastique représente 85 % des déchets marins (Ministère de la transition écologique) ; l’océan compte désormais 5 « continents de plastique », immenses courants rotatifs qui maintiennent temporairement des milliards de micro-déchets d'un diamètre inférieur à 5 mm, jusqu'à 30 m de profondeur. Le gyre le plus important se situe dans l’Océan Pacifique Nord : on estime que sa taille représente 3 fois celle de la France (National Geographic). Et on prévoit qu'en 2050, il y aura plus de plastiques que de poissons dans les océans (Fernanda Espinosa, présidente de l’Assemblée générale de l’ONU selon un communiqué du 4 décembre 2018).  

EA : Comment expliquer cet état des lieux ? 

S. Chouraqui : Le plastique répond à de très nombreux usages de notre monde moderne. Très peu cher, il présente des qualités intrinsèques multiples : légèreté, malléabilité, résistance… Conséquence : il est devenu en un siècle le troisième matériau le plus fabriqué après le ciment et l’acier (CESE). Nous produisons chaque année le poids total de l’humanité en plastique neuf (World Economic Forum) et sa production globale a vingtuplé depuis 1960 (Commission Européenne). À l’autre bout de la chaîne, chaque Européen jette un demi-kilo d’emballages en plastique chaque jour (Conseil Européen). L’Europe constitue d’ailleurs le deuxième pollueur plastique mondial après l’Asie (Tara Ocean). Notons que notre dépendance au plastique est aussi celle de notre dépendance aux énergies fossiles – à double titre : d’une part, le plastique est à 99 % un sous-produit du pétrole (No Plastic In My Sea) ; d’autre part, sa production est l’industrie la plus consommatrice d’énergies fossiles (Break Free From Plastic). L’ensemble de son cycle de vie est responsable de 3,4 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales et émet 1,8 milliards de tonnes de CO2 par an. Face à ce raz-de-marée, le développement et le financement des infrastructures de collecte et de retraitement des déchets plastiques n’ont pas pu suivre, malgré la mise en place des REP (responsabilité élargie des producteurs) dès 1992.

EA : Face à ces constats, quelles solutions proposez-vous avec Wings of the Ocean ?

S. Chouraqui : Nous organisons régulièrement des ramassages sur les territoires de France. Puis nous caractérisons les déchets et centralisons ces données sur notre plateforme Wings-Map. Accessibles à tous, ces dernières servent aux scientifiques et à d’autres associations qui, en s’appuyant sur les constats issus du terrain, font avancer la recherche et influencent les politiques publiques. Elles permettent aussi de constater quels impacts ont des mesures comme la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (AGEC) – et quelles sont leurs failles d’application. Au-delà de cette génération de données, nos actions font de nos bénévoles de véritables ambassadeurs de la transition. En mission, ils découvrent une expérience collective et engagée, au service de l’océan. Souvent, nous constatons qu’ils adoptent aussi un mode de vie au plus près du zéro déchet, récupèrent les invendus des marchés, cuisinent végétarien… Cette sobriété, nous la prônons à échelle individuelle, mais aussi au sein des entreprises et dans le cadre des politiques publiques. Car pour couper le robinet à la source, nous collaborons également avec les ONG du secteur pour influencer la législation vers la réduction du plastique et nous travaillons main dans la main avec les communes, notamment en dressant des plans de lutte contre la pollution des villes, par exemple autour du mégot qui envahit nos sols. 

EA : Quel a été l’impact de vos actions jusqu’ici ?

S. Chouraqui : Depuis 2018, nous avons réalisé plus de 1 500 opérations de ramassage, collecté plus de 170 tonnes de déchets et sensibilisé plus de 52 000 personnes. Ces chiffres ne relèvent pas seulement de constats, ils constituent aussi des leviers d’action. Chaque déchet ramassé, chaque individu sensibilisé, chaque initiative engagée fait reculer la pollution plastique. Nous sommes tous concernés, et tous acteurs du changement. Ce fléau n’est pas une fatalité. Nous avons le choix : continuer à subir ou agir dès aujourd’hui. Des avancées cruciales ont eu lieu cette année, autour de l’UNOC et de la rédaction d’un futur traité international contre la pollution plastique. 

EA : Quels sont vos objectifs à terme ? 

S. Chouraqui : Nous rêvons d’un océan sans déchets et nous nous activons chaque jour pour que ce rêve devienne réalité. Pour y arriver, nous comptons essaimer notre modèle de mission qui a déjà fait ses preuves comme une véritable école de l’engagement auprès de nos bénévoles. Nous pourrons ainsi couvrir de nouveaux territoires clés impactés par la pollution, ce qui de surcroît nourrira l’analyse des déchets que nous construisons, pour toujours mieux lutter et orienter les actions dans la bonne direction. À cet égard, nous veillerons aussi au respect de la loi AGEC. Le rôle des ONG est de rester alerte sur la bonne application des lois votées, tout en proposant de nouvelles législations pour remédier aux failles identifiées depuis le terrain. 

EA : Au-delà de Wings of the Ocean, quelles principales solutions sont-elles mises en œuvre actuellement pour lutter contre les déchets dans l’océan en France ? 

S. Chouraqui : Plusieurs leviers existent à différents niveaux. Au niveau local, les communes peuvent mettre en place un Plan Local de Déchets Abandonnés (PLDA) qui permet d’identifier les zones les plus touchées et d’agir de manière ciblée. À l’échelle nationale, la loi AGEC (Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire) impose de nouvelles responsabilités aux producteurs et encourage la réduction des plastiques à usage unique. Cependant le bilan de cette loi AGEC reste mitigé à ce jour sur le volet des emballages plastiques à usage unique puisque le tonnage d’emballage mis sur le marché a augmenté de 3,3 % entre 2018 et 2021 alors qu’il aurait dû réduire de 20 %.

EA : Quid des initiatives privées ?

S. Chouraqui : Des solutions technologiques, comme des barrières installées en amont des rivières ou dans des ports, permettent de piéger les déchets avant qu’ils n’atteignent l’océan. La métropole de Toulouse vient d’installer un premier dispositif de ce type sur la Garonne. Plus largement, les entreprises ont un rôle clé à jouer en réduisant leurs emballages, en repensant leurs modes de production et en soutenant des projets de collecte et de sensibilisation comme Wings of the Ocean.

EA : Comment la France se positionne-t-elle dans ce domaine par rapport au reste du monde ? 

S. Chouraqui : Certains pays comme l’Allemagne, la Slovénie ou l’Autriche sont plus avancés et combinent politiques ambitieuses, infrastructures efficaces et culture du tri et/ou de la consigne. Mais la France est plutôt en pointe sur le plan législatif avec la loi AGEC depuis 2015. Et si notre pays reste en retard sur le réemploi et le recyclage, il a joué un rôle d’influence ambitieux dans les politiques européennes (PPWR) et surtout dernièrement dans les négociations pour un traité international contre la pollution plastique. Malheureusement celui-ci n’a pas pu aboutir car le mode de décision était le consensus. Une minorité de pays pétroliers ont ainsi pu exercer leur droit de veto. Néanmoins les positions de certains autres pays ont évolué à l’occasion de ces discussions. Seule une trentaine de pays se montrait fortement engagée lors de la première phase de négociation, à Punta del Este ; deux ans plus tard, ils sont presque six fois plus nombreux. Le Brésil par exemple a formulé des propositions solides ; et le discours de la Chine, lors de la dernière séance plénière, a marqué et restera un des moments les plus forts car il acte le caractère systémique de la pollution plastique. 

EA : Quels facteurs sont-ils susceptibles de jouer sur l’évolution de la situation dans un futur proche ?

S. Chouraqui : On attend la décision de l’ONU sur le mode de vote du traité international suite à l’échec des négociations. La recherche d'un consensus à tout prix conduit à une prise d'otage du processus par une poignée de pays dont l'intention n'est pas, et n'a jamais été, de négocier. L'hypothèse d'avancer avec les seuls pays ambitieux et volontaires doit désormais être envisagée.

Par ailleurs, les ambitions des lois nationales et européennes restent vaines si leur déploiement ne fait l’objet d’aucun contrôle, d’aucune information et de peu de financements. Sans volonté forte ni capacité donnée à l’ensemble des acteurs de respecter la hiérarchie de la gestion des déchets, qui commence par sa réduction, continue avec son réemploi et termine avec son recyclage, tout idéal de transition vers une économie circulaire reste illusoire. Là-dessus, on est face aux pressions des lobbys industriels qui ralentissent l’impact de ces lois.

EA : Au-delà des solutions existantes, quelles actions supplémentaires vous paraîtraient-elles pertinentes pour lutter contre les déchets dans l’océan ?

S. Chouraqui : L’enjeu du financement est central. Fléchons les investissements vers les territoires pour servir l’ambition de la fin des emballages plastique à usage unique. Utilisons le fonds réemploi et réutilisation qui impose aux éco-organismes de dédier 5% de leur budget à ces filières. Faisons appliquer le principe de responsabilité élargie des producteurs qui oblige ces derniers à financer les actions de ramassage de déchets, de collecte de données et de sensibilisation menées sur les territoires. Instaurons une tarification incitative de la collecte des déchets pour améliorer les gestes de tri, que ce soit au niveau individuel (la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte fixe un objectif de 25 millions de personnes concernées en 2025) à travers une taxe ou une redevance, ou au niveau des collectivités (pour ces dernières, le cahier des charges de la filière REP emballages prévoit un nouveau mode de financement à la performance).

EA : Comment les ESSEC peuvent-ils soutenir votre cause ?

S. Chouraqui : Wings of the Ocean subit la baisse des subventions publiques et diversifie en conséquence ses sources de revenus pour assurer son budget de fonctionnement qui s’élève à 1,8 millions d’euros. Vous pouvez nous soutenir en devenant donateur individuel (notre programme Grand Donateur en particulier vous propose une contrepartie unique et vous donne accès à notre Kraken pour une navigation exclusive, parmi d’autres attentions dédiées), en intégrant la cagnotte solidaire Tribee pour vos cadeaux (sans commission, elle reverse 5 % à une sélection d’association) ou en initiant un partenariat de mécénat avec votre entreprise. Et si vous souhaitez agir sur le terrain, il est toujours possible de rejoindre un ramassage ou une action de sensibilisation sur une mission ou une antenne en France. Pour tout savoir, inscrivez-vous à notre newsletter !

 

Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

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