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Camille Bouget (M17) : L’IA au service de l’immunologie de précision

Interviews

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30/10/2025

Cofondatrice et CEO de Scienta Lab, Camille Bouget (M17) applique l’intelligence artificielle à la compréhension des maladies auto-immunes. Son ambition : accélérer la découverte de traitements ciblés grâce à une technologie capable de modéliser la complexité du vivant. Lauréate du prix européen Rising Innovators 2025, Camille incarne une nouvelle génération de chercheuses-entrepreneures qui réconcilient science, tech et vision stratégique.


Propos recueillis par François de Guillebon, rédacteur en chef de Refles Magazine.

                                                                           

Reflets Magazine : Quel a été votre parcours avant de cofonder Scienta Lab ?
Camille Bouget : J’ai au départ un parcours scientifique puisque j’ai fait des études de pharmacie à Bordeaux avec l’objectif de devenir pharmacienne hospitalière. Mais au cours de mes études, je me suis découvert un attrait pour l’aspect business du monde de l’industrie pharmaceutique, parce que ça me permettait d’avoir des expériences variées en termes d’activités, de types d’entreprises et de scopes géographiques. C’est dans le cadre de ma sixième année de pharmacie en industrie que j’ai choisi le 
Master Marketing Management et Digital de l’ESSEC, puisqu’à ce moment-là j’étais déjà convaincue que le marketing, au cœur de l’activité du laboratoire pharmaceutique, me permettrait d’être exposée au reste des activités et d’avoir une vision globale du fonctionnement de cette industrie. J’ai donc rejoint Cergy en 2016, et fin 2017 obtenu mon premier poste de chef de produit pour une gamme de médicaments biosimilaires en immunologie et inflammation chez Sandoz France, une filiale du laboratoire suisse Novartis. Mais la volonté de vivre une aventure à l’étranger me démangeait, j’avais envie de voir autre chose. L’occasion s’est présentée en 2018, lorsque Sanofi était à la recherche d’un chef de produit pour un V.I.E au siège mondial à Boston pour travailler sur le marketing d’un traitement contre la polyarthrite rhumatoïde. Le poste correspondait exactement aux compétences que j’avais développées chez Sandoz, et en août 2018 je m’envolais pour Boston avec mes valises. L’aventure américaine a duré un an et demi, et s’est poursuivie au siège européen de Sanofi à Amsterdam. Je pense que mon passage à l’ESSEC, puis cette expérience aux États-Unis ont véritablement transformé ma trajectoire professionnelle, en me faisant prendre conscience que j’étais capable de construire un projet entrepreneurial. C’est donc à ce moment-là qu’a commencé à naître l’idée de Scienta Lab avec mon frère Vincent, qui est ingénieur centralien et l’un des trois cofondateurs de l’entreprise.


RM : Quel a été le point de départ à la création de Scienta Lab, comment en est née l’idée ?
C. Bouget : On était en 2020 en plein Covid, je devais m’ennuyer un peu car je multipliais les projets ! Plus sérieusement, chez Sanofi je travaillais sur un médicament contre la polyarthrite rhumatoïde pour lequel des chercheurs commençaient à développer des approches d’intelligence artificielle afin de prédire l’efficacité chez certains patients. J’ai trouvé cette démarche fascinante. Je trouvais cependant dommage de mener cette approche pour un seul médicament, alors que dans cette maladie il en existe des dizaines d’autres. L’idée d’un algorithme capable de discriminer, parmi toutes ces options, celle qui fonctionnerait le mieux pour chaque profil de patient, me paraissait beaucoup plus pertinente. J’en ai parlé à Vincent, qui l’a trouvée intéressante. Sans que je le sache, je venais de planter une graine. Quelques mois plus tard, il m’a annoncé avoir bien réfléchi au projet : il adorait l’approche scientifique et voulait concrétiser le développement de cet outil, mais estimait qu’on aurait besoin de renfort sur la partie technologique. Il m’a alors présenté Julien, l’un de ses camarades de promo de CentraleSupélec, un véritable génie des maths, passionné d’escrime et d’échecs, qui deviendra le troisième cofondateur. Le projet a alors rapidement pris de l’ampleur, au point de donner lieu à une publication dans un journal scientifique et une présentation devant un parterre de rhumatologues au Congrès français de rhumatologie. Et puis, en 2021, j’ai pris une décision qui a tout changé : plutôt que de laisser cette idée filer, j’ai décidé de transformer ce projet scientifique en véritable aventure entrepreneuriale. Nous étions convaincus avec Vincent et Julien que le moment était venu de créer la société, et qu’il fallait se lancer sans attendre. C’est ainsi qu’est née officiellement Scienta Lab, en juin 2021.                                       

                            

RM : Quelles sont les données que vous allez confronter ?
C. Bouget : Nous utilisons un large ensemble de données de patients anonymisées pour modéliser les maladies auto-immunes, en allant du niveau le plus global au plus fin : données cliniques, biologiques, protéiques ou encore transcriptomiques. L’objectif est de recréer un véritable système « malade » in silico, fidèle à la complexité de la pathologie. Une fois ce modèle reconstruit, nous le soumettons à différentes perturbations. Concrètement, nous utilisons des données qui nous permettent de reproduire le mécanisme d’action du candidat médicament que nous cherchons à évaluer. Cela nous donne une vision préliminaire de la manière dont ce candidat pourrait agir dans différentes pathologies et ce, bien avant qu’il soit administré à un patient. Cette approche permet d’obtenir très tôt des informations précieuses sur l’efficacité potentielle d’un traitement, et ainsi d’orienter plus efficacement les choix stratégiques des laboratoires pharmaceutiques : quelle cible privilégier, quel profil de patient sélectionner, ou encore dans quelle pathologie lancer un essai clinique pour maximiser ses chances de succès. En rendant cette technologie accessible aux laboratoires pharmaceutiques et de biotechnologie, nous leur permettons à la fois d’accélérer et d’augmenter la probabilité de succès de leur effort de recherche et développement de nouveaux médicaments.


RM : On est à mi-chemin entre la science, la médecine, la tech ; comment est-ce que vous arrivez à jongler avec ces trois univers ?
C. Bouget : J’ai très vite compris que c’était la capacité de faire dialoguer deux univers souvent cloisonnés, la science mathématique et la science médicale, couplée avec le bon positionnement commercial, qui allait faire notre succès. Il est vrai qu’avec ma formation, j’ai naturellement cette ouverture multidimensionnelle, avec l’aspect scientifique d’un côté et une surcouche business de l’autre. Au quotidien, mon rôle est de jongler efficacement entre ces casquettes pour faire avancer les projets de la société. Mais une grosse partie des compétences vient également de mes associés et de mon équipe, notamment l’expertise biomédicale et technologique.


RM : Comment gérez-vous les recrutements ?
C. Bouget : Le recrutement est un enjeu majeur pour Scienta Lab, car nous savons que la qualité des équipes est la clé de notre succès. D’abord, tous les recrutements sont menés collectivement par l’ensemble des cofondateurs. Nous avons mis en place des processes précis qui nous permettent d’évaluer à la fois les compétences, les valeurs et les expertises attendues, afin de garantir la complémentarité des profils que nous intégrons. Ensuite, nous recherchons des talents qui combinent deux dimensions : une expertise métier solide – en immunologie, en intelligence artificielle ou en bio-informatique – mais aussi des compétences comportementales fortes. Chez nous, il ne suffit pas d’être excellent dans sa discipline : il faut aussi savoir créer des passerelles entre les sciences, dialoguer avec les autres spécialités et contribuer à des projets collectifs. C’est cette capacité à faire le lien entre immunologie et IA qui fait toute la différence. Enfin, nous avons une politique d’excellence forte. Nos recrutements sont volontairement longs et exigeants, car nous tenons à sélectionner les bonnes personnes. Cette exigence nous permet, une fois les profils intégrés, de leur donner rapidement de l’autonomie et des responsabilités, afin de vérifier immédiatement l’adéquation entre attentes et compétences.

    

RM : Vous évoluez dans un univers extrêmement concurrentiel ; qu’est-ce qui vous distingue le plus de vos concurrents ?
C. Bouget : L’univers dans lequel nous évoluons est très concurrentiel, mais notre approche se distingue nettement de la plupart des acteurs du marché. Beaucoup de nos concurrents travaillent sur des approches médico-économiques. Ils modélisent des facteurs externes au médicament, comme le parcours de soins, les coûts ou certains critères démographiques, pour tenter de prédire son efficacité. Chez Scienta Lab, nous adoptons une démarche radicalement différente. Nous développons de véritables modèles scientifiques des systèmes biologiques. Concrètement, cela signifie que nous intégrons des données précliniques très précises, comme les résultats observés sur des cellules ou sur des modèles animaux, pour prédire l’effet attendu chez l’humain. Cette approche nous permet d’obtenir une prédiction beaucoup plus fine et spécifique à chaque candidat médicament, même lorsqu’il est totalement nouveau et qu’aucune donnée rétrospective n’existe encore. 

C’est cette capacité à transformer des données expérimentales brutes en projections cliniques fiables qui fait notre différence. Elle nous positionne non seulement comme un acteur unique de l’immuno-inflammation, mais aussi comme un partenaire capable d’augmenter concrètement les chances de succès des programmes de développement.

                   

RM : En travaillant de cette manière et sur cet axe-là, est-ce que vous n’allez pas aussi, grâce à l’IA, ouvrir des portes sur l’oncologie, sur le VIH, ou sur d’autres maladies ?
C. Bouget : L’oncologie est effectivement un bon exemple de champ d’application possible. En immuno-oncologie, une partie des traitements vise à réactiver le système immunitaire pour qu’il détruise la tumeur, alors qu’en auto-immunité, l’enjeu est inverse : il s’agit de calmer un système immunitaire trop actif. Ces deux approches se répondent et il existe donc des passerelles intéressantes entre les deux domaines. Cependant, d’un point de vue technologique et scientifique, les problématiques diffèrent considérablement. L’immunité est une maladie systémique : elle traverse tout le corps, circule dans le sang, affecte différents organes, et reste très difficile à qualifier. On ne sait pas toujours comment la mesurer, ni ce qui déclenche une poussée inflammatoire. C’est précisément là que réside la valeur ajoutée de notre expertise : être capables, grâce à l’intelligence artificielle, d’identifier la bonne information, au bon moment et dans le bon tissu, afin de maximiser la probabilité de succès des développements thérapeutiques. Pour l’instant, notre priorité n’est pas de nous disperser sur toutes les maladies, mais de devenir des experts incontestés de l’auto-immunité. C’est déjà un enjeu majeur, car ces pathologies touchent près de 8 % de la population occidentale et représentent un besoin médical encore largement insatisfait. Réussir dans ce domaine constituerait déjà une avancée considérable.


RM : Comment voyez-vous l’avenir pour Scien- ta Lab et pour vous-même ?
C. Bouget : L’objectif de Scienta Lab est de mettre ses outils prédictifs au service de l’innovation thérapeutique pour améliorer la prise en charge des patients atteints de maladies immunologiques. Je suis convaincue que l’avenir de la recherche pharmaceutique repose sur notre capacité à prendre les bonnes décisions le plus tôt possible dans le développement d’un médicament. La véritable réussite de Scienta Lab sera donc de rester fidèle à sa mission : exploiter la puissance de l’intelligence artificielle pour prédire, dès les phases translationnelles, l’efficacité des candidats médicaments. En affinant ces prédictions en amont, nous augmentons considérablement la probabilité de succès des essais cliniques. Cela signifie non seulement réduire le gaspillage de temps, de ressources et d’investissements sur des molécules vouées à l’échec, mais aussi accélérer l’arrivée de nouvelles thérapies sur le marché. C’est, en somme, offrir à l’industrie pharmaceutique un outil stratégique pour innover plus rapidement et plus efficacement. Nous avons l’ambition et la capacité claire de devenir un champion à l’échelle européenne et mondiale, dans le domaine de l’intelligence artificielle appliquée à l’immunologie de précision. Jusqu’à présent, nous avons concentré une grande partie de nos efforts sur le développement technologique et scientifique de notre plateforme, ce qui nous a permis de construire une équipe et des fondations extrêmement solides. L’enjeu désormais est d’accélérer sur la dimension commerciale et la visibilité de notre offre. Ce sera tout l’enjeu de notre prochaine levée de fonds : renforcer notre présence internationale, notamment aux États- Unis qui représentent notre marché principal, grâce à des actions de communication ambitieuses et à la structuration d’équipes locales dédiées.

Mais au-delà de la performance scientifique et économique, l’enjeu reste profondément humain : plus nous améliorons la précision de ces prédictions, plus nous contribuons à faire émerger une nouvelle génération de traitements réellement efficaces, capables de répondre aux besoins des patients qui, aujourd’hui encore, n’ont pas toujours de solutions satisfaisantes.

                                                                        

RM : Que retenez-vous de votre passage à l’ESSEC, quels souvenirs en conservez-vous ?                      

C. Bouget : L’un des principaux défis de mon travail, c’est de réussir à vulgariser suffisamment la science pour que la majorité des gens puissent comprendre ce qu’on fait, y compris ma grand-mère. Cela implique de simplifier le message pour qu’il reste clair et percutant. C’est exactement ce que m’a appris l’ESSEC : savoir packager la science dans une enveloppe qui raisonne avec le client grâce à une bonne connaissance de sa cible, des visuels pertinents, des codes graphiques et une présentation adaptée, afin de mieux la valoriser. Un autre atout majeur de cette formation à l’ESSEC a été de m’ouvrir au-delà du monde purement scientifique. Cela a permis d’élargir mon regard, de mieux comprendre les enjeux business et d’appréhender le monde professionnel sous un angle différent. Mais l’impact le plus concret a été de me convaincre que j’étais capable d’oser. C’est cette confiance qui m’a poussée à postuler à ce fameux V.I.E aux États-Unis, puis de lancer ma startup. Je reste convaincue que, sans l’ESSEC, je n’aurais jamais franchi ce pas.

     

RM : Avez-vous conservé des liens avec l’école ?
C. Bouget : Oui, bien sûr ! J’ai conservé des liens personnels avec plusieurs camarades de promo, et j’ai également renoué avec l’école par le biais de l’
incubateur de l’ESSEC à Station F, notamment sur les thématiques d’innovation, d’entrepreneuriat et de financement. Il m’arrive régulièrement d’intervenir lors de conférences ou d’événements organisés par l’ESSEC, pour les étudiants ou les diplômés. Ces moments sont toujours très stimulants, car ils me permettent non seulement de partager mon parcours professionnel et mon expérience au sein de l’école, mais aussi d’échanger directement avec de jeunes entrepreneurs qui se lancent. J’y trouve une vraie satisfaction personnelle : celle de pouvoir transmettre quelques clés, apporter un retour d’expérience concret et, peut-être, inspirer ceux qui construisent aujourd’hui les projets de demain.


Photos : Arnaud Calais

                       

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