Christophe Chaperon (E91) : « Le secteur de la défense entre dans un super-cycle »
Il y a encore 2 ans, Christophe Chaperon (E91) était à la tête de la 1e franchise de fromageries en France. Aujourd’hui, il développe une holding qui contribue au financement de la défense du pays. Rencontre.
ESSEC Alumni : Comment êtes-vous passé de l’entrepreneuriat dans la fromagerie à l’investissement dans la défense ?
Christophe Chaperon : À l’origine, je viens de l’audit et de la finance, et dès les premières années de ma carrière, j’ai couvert le marché de l’aéronautique-défense. En 2012, j’ai eu envie de changement et j’ai eu l’opportunité de reprendre avec un associé une petite entreprise de distribution de produits laitiers. En 10 ans, nous avons fait passer le chiffre d’affaires de 1,5 M € à 15 M € et les effectifs de 6 à 70 collaborateurs et collaboratrices, en développant le premier réseau de fromageries en franchise sur toute la France, avec près de 50 points de vente. En 2023, nous avons cédé le groupe à une importante coopérative agricole – et à cette occasion, j’ai repris contact avec un banquier d’affaires spécialisé sur le mid-market qui m’a proposé de travailler sur le financement des entreprises de la défense. C’est ainsi qu’est né Durandal Capital.
EA : Quel état des lieux peut-on dresser du secteur de la défense en France ?
C. Chaperon : La France est le deuxième exportateur mondial d’armes. Notre pays jouit d’une position plutôt exceptionnelle car il possède le savoir-faire et les technologies nécessaires pour produire en autonomie l’ensemble des équipements des forces armées sur terre, sur et sous la mer, ainsi que dans les airs, à travers ses 9 grands maîtres d’œuvre industriels (MOI) : Dassault, Safran, MBDA, Airbus, Thalès, Naval, KNDS, Arquus, Ariane.
EA : Concrètement, comment le secteur se structure-t-il ?
C. Chaperon : Le secteur présente deux visages très contrastés, même si tout est regroupé sous l’acronyme BITD (Base Industrielle et Technologique de Défense). Derrière les grands donneurs d’ordres, il existe plusieurs milliers de TPE qui affichent un chiffre d’affaires moyen de 6 M € et qui se situent pour la plupart sur un arc géographique éloigné de notre ancien ennemi héréditaire outre-Rhin. Or des études récentes du Trésor montrent que ces entreprises, quoique souvent fortes d’une longue histoire, s’avèrent généralement sous-capitalisées et moins rentables que des entreprises de taille similaires dans d’autres secteurs.
EA : Le vivier compte aussi de nombreuses start-ups technologiques…
C. Chaperon : Ces jeunes pousses proposent des améliorations d’équipements existants ou de nouveaux équipements dans le cadre des nouvelles doctrines mises en place par les forces armées. Elles profitent d’un écosystème certes assez riche en seed et venture, public et privé, mais pas toujours connecté avec la réalité du monde de la défense et pas toujours capable de les accompagner sur le temps long.
EA : Comment expliquer cet état des lieux ?
C. Chaperon : Depuis trop longtemps, les PME de notre BITD sont condamnées à jouer les sous-traitants des grands groupes du secteur ou à établir des liens de dépendance à la commande publique pour la réalisation d’études et la production de petites séries. Cette dépendance à un client unique – l’État via la Direction générale de l’armement (DGA) – constitue paradoxalement leur principale faiblesse. D’autant que notre tissu industriel est confronté à une autre difficulté majeure : l’accès aux financements en capital ou en dette. Car nos entreprises sont à la fois trop petites pour susciter l’intérêt des grands fonds de capital investissement et trop risquées sur le plan opérationnel comme sur le plan réputationnel pour les banques traditionnelles.
EA : Peuvent-elles trouver des financements auprès d’autres acteurs ?
C. Chaperon : Ces derniers trimestres, de nouveaux acteurs – fonds de private equity et de private credit, fonds de fonds et fonds de valeurs cotées actifs ou passifs – ont manifesté un intérêt croissant pour la défense. Mais dans la pratique, leurs modèles restent trop éloignés des réalités du terrain : tickets d’investissement trop élevés (souvent supérieurs à 15 M €), logiques de rentabilité peu compatibles avec les cycles longs du secteur, aversion pour la létalité… D’où cette contradiction : les moyens sont disponibles mais peu mobilisables pour les PME de la BITD.
EA : Face à ces constats, quelles solutions portez-vous avec Durandal Capital ?
C. Chaperon : Nous avons constitué une holding à capital variable et opté pour le statut fiscal de Société de Capital Risque. Ces particularités nous permettent de mieux appréhender la temporalité spécifique, plus longue, des acteurs de la défense. Par ailleurs, nous n’apportons pas seulement des fonds, mais aussi une longue expérience de banquier d’affaires, précieuse dans ce secteur trop fragmenté, appelé à se concentrer. Et nous avons la chance d’être épaulés par des senior advisors connus et reconnus pour leurs parcours militaire et/ou entrepreneurial.
EA : Quels résultats avez-vous atteints jusqu’ici ?
C. Chaperon : Nous sommes désormais bien identifiés par l’écosystème : nous avons intégré le Club des Investisseurs de la Défense récemment créé par la DGA et nous avons reçu plus de 60 dossiers en un an. Nous avons ainsi pu participer à la levée d’Alta Arès, start-up « combat-proven » dans le domaine d’analyse d’images captées par drones via une IA propriétaire, et nous poursuivons l’étude d’une trentaine de sociétés. Objectif : effectuer deux investissements supplémentaires d’ici la fin de l’année avant de monter en puissance.
EA : Au-delà de vos activités, quelles solutions sont-elles mises en œuvre actuellement pour répondre aux enjeux de la défense en France ?
C. Chaperon : La conférence du 20 mars 2025 sur le réarmement et financement de la base industrielle et technologique de la défense a marqué un véritable changement de paradigme. Les ministères concernés ont tenu un discours clair, transparent et lucide sur le contexte géopolitique, sur les menaces réelles ou potentielles pesant sur notre pays ainsi que sur nos forces et faiblesses – tout en veillant à bien marquer la séparation entre, d’une part, le financement de la défense via la politique budgétaire d’un État souverain, et d’autre part, le financement des entreprises de la défense grâce à l’épargne privée, individuelle et libre.
EA : Quels facteurs sont-ils susceptibles de jouer sur l’évolution du secteur dans un futur proche ?
C. Chaperon : Le secteur est entré dans un super-cycle qui repose sur trois moteurs : l’augmentation des budgets de défense ainsi que l’accroissement à la fois de la part des équipements et de la part des achats domestiques (non-américains) dans ces budgets. Par ailleurs, la doctrine (et donc les chaînes d’approvisionnement industrielles) évoluent avec les enseignements des conflits en cours : la guerre en Ukraine a ainsi un impact direct sur le nombre de munitions et de drones ou encore le type d’armes produits. Et, à terme, la fin des combats soulèvera la question de la concurrence ukrainienne sur le marché international : quels seront alors les débouchés possibles à l’export des 4 millions de drones que le pays est aujourd’hui capable de fabriquer chaque année ?
EA : Quid de l’Union européenne ? Quel rôle joue-t-elle dans ce domaine ?
C. Chaperon : Historiquement, l’Europe via la Banque européenne d’investissement (BEI) présentait deux dogmes face aux enjeux de la défense. Premier dogme : la dualité. La BEI ne finançait que des technologies avec des applications à la fois militaires et civiles. Ce dogme est tombé au cours de l’été 2024 ; désormais, des projets uniquement militaires peuvent obtenir un financement européen. Deuxième dogme : la létalité. La BEI se limite encore au financement d’investissements sans caractère de létalité, c’est-à-dire aux infrastructures ou équipements autres que les armes complètes. Une position d’ailleurs toujours partagée par nombre d’investisseurs institutionnels en France.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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