Julien Serre (E99) : « Il faut réinventer l’Aide publique au développement »
Passé par l’ONU, Julien Serre (E99) met désormais son expertise au service des entreprises et des organisations internationales pour les aider à s’adapter aux bouleversements géopolitiques. Il fait le point sur la crise majeure que traverse l’Aide publique au développement (APD)
ESSEC Alumni : Comment avez-vous acquis votre expertise de l’APD ?
Julien Serre : Après l’ESSEC, Sciences Po et Harvard, j’ai passé plus de vingt ans à traiter des problématiques de financement, de sécurité et de gouvernance au sein du Secrétariat des Nations Unies à New York puis sur le terrain en Afrique, auprès de la Banque Européenne d’Investissement pour les pays du Proche et du Moyen-Orient d’abord, d’Expertise France pour le Sahel ensuite. Autant d’organisations où nous utilisions l’Aide publique au développement (APD) et les mécanismes de prêts et garanties. Au fil de ces expériences, j’ai forgé ma conviction : chaque euro alloué peut faire la différence… mais trop souvent, il se perd dans les méandres de la bureaucratie et de la corruption ou dans l’absence de logique et d’impact durable. C’est pourquoi j’ai créé Whaydon qui conçoit des stratégies radicalement nouvelles dans ce domaine, libérées des pesanteurs institutionnelles.
EA : En quoi l’APD consiste-t-elle ?
J. Serre : L’APD désigne l’aide fournie par certains pays, dont la France, pour promouvoir le développement économique et améliorer les conditions de vie dans les pays en développement. Le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE l’a adoptée en 1969 comme la norme de référence en matière d’aide extérieure. C’est aussi l’OCDE qui définit la liste des pays en développement. Officiellement, il s’agit donc d’un transfert de ressources publiques (subventions, prêts, garanties, expertise, matériel) à l’étranger. Historiquement, l’APD vise la réduction de la pauvreté et le soutien aux infrastructures, et désormais à la transition climatique. Mais dans la réalité, l’APD recouvre également des objectifs géopolitiques, environnementaux et commerciaux ; elle reste la traduction des puissances qui la versent.
EA : Concrètement, comment l’APD fonctionne-t-elle ?
J. Serre : Sur le papier, on distingue l’aide bilatérale — financements directs vers un pays bénéficiaire, sous forme de subventions ou de prêts — et l’aide multilatérale qui transite par des institutions internationales telles que l’ONU et la Banque mondiale. Le dispositif repose sur un système d’appels d’offres complexes mais transparents, d’audits et d’évaluations. En France, l’APD bilatérale est gérée par le Trésor, le Quai d’Orsay et l’Agence Française de Développement (AFD) ainsi que son bras droit de mise en œuvre, Expertise France.
EA : Aujourd’hui, quels sont les chiffrés clés de l’APD ?
J. Serre : On parle d’abord d’une baisse, et elle est significative. En 2024, le gouvernement français avait déjà validé une première coupe de 742 millions d’euros. En 2025, si on fait abstraction de certains artifices comptables, le budget n’atteint plus que 3,6 milliards d’euros… Soit une baisse d’un tiers environ d’une année sur l’autre.
EA : Avec quel impact ?
J. Serre : Tout dépend de quoi on parle. De notre influence internationale ? De la stabilité et de la paix dans les États fragiles? De nos prêts en infrastructures et du retour en investissement pour nos industries nationales ? Il y a beaucoup à dire.
EA : Pourquoi ces coupes budgétaires ?
J. Serre : Je l’écrivais déjà dans l’ouvrage Les États fragiles en 2016 et en une décennie les progrès n’ont été que marginaux : de fait, l’APD n’est pas exempte de critiques, notamment sur le suivi des fonds et sur la cohérence stratégique. D’après mon expérience, on tend à éparpiller les financements sur des initiatives très variées simplement parce qu’elles répondent à certains critères bureaucratiques, alors qu’elles ne servent pas toujours nos intérêts nationaux et qu’elles ont des bénéfices parfois anecdotiques voire même des effets contre-productifs pour les populations concernées. Les ONG dans l’humanitaire alertent pourtant régulièrement sur le sujet. Mais les technocrates élaborent trop souvent leurs projets sans penser aux contraintes clés qui les sous-tendent – ce que l’économiste Dani Rodrik appelle les « binding constraints » – et qui sont pourtant les plus urgentes à traiter pour avoir un impact important.
EA : Avez-vous vous-même assisté à ces dérives sur le terrain ?
J. Serre : Au Nord Mali en 2017, j’ai vu un projet de Cases de la Paix qui visait à promouvoir le dialogues entre communautés – or les femmes bénéficiaires se connaissaient déjà parfaitement et auraient plutôt eu besoin d’aide pour vendre leur production agricole et artisanale sur un marché. À Mogadishu en 2024, j’ai vu une équipe « mal comprendre » une initiative et faire la promotion de la désertification au lieu de son combat. Je pourrais multiplier les exemples.
EA : Avez-vous constaté d’autres problèmes ?
J. Serre : Un autre écueil structurel mérite en effet qu’on s’y attarde : dans un système de subventions par définition non concurrentiel, l’effet « guichet » crée énormément de lourdeurs administratives. Cette bureaucratisation fait que l’argent circule lentement, et parfois de façon peu pertinente. Résultat : on met en avant des contrôles et des rapports, mais on oublie la question clé — est-ce qu’on finance vraiment les bonnes priorités, au bon moment, dans des conditions optimales pour en tirer un impact réel ?
EA : Que proposez-vous pour changer la donne ?
J. Serre : D’une part, je pense que nous pouvons adopter une approche plus libérale tout en restant respectueux de nos valeurs grâce à l’innovation sociale. Ensuite, je défends l’idée que nous devons penser un peu plus à l’intérêt national dans nos allocations. Par exemple, nous gagnerions à privilégier nos agences de mise en œuvre nationales, Expertise France et Civipol – ce qui ne les empêcherait pas de travailler en équipe avec la Commission européenne et des partenaires bilatéraux européens. De même, nous serions bien inspirés de réorienter notre aide humanitaire – sans la réduire – vers les ONG françaises en priorité. Enfin, demandons à l’AFD de s’engager sur un objectif annuel de 4 milliards d’euros de contrats rapportés aux entreprises françaises (à mettre en perspective avec ses 12 milliards d’euros de budget, dont 85 % issus d’emprunts obligataires) et de 50 % du volume des appels d’offre réservé à ces dernières.
EA : Du côté des États-Unis aussi, on voit un tournant drastique : quels sont les arguments derrière ce renversement ?
J. Serre : Effectivement, la position de l'administration Trump sur l'Agence des États-Unis pour le Développement International (USAID) est marquée par une volonté de restructuration ou de démantèlement. Dès son investiture, le président américain a accusé l’USAID d’être dirigée par des « fous extrémistes » et a ordonné un gel des fonds pour 90 jours, le temps notamment d’éliminer les programmes jugés non alignés avec ses objectifs. Elon Musk, lors de sa nomination à la tête du Département de l’Efficacité Gouvernementale, a de son côté qualifié l’agence d’organisation « criminelle » vouée à « mourir » de façon imminente. Enfin, Marco Rubio, secrétaire d’État et administrateur par intérim de l’USAID, a placé l’agence sous la tutelle du Département d’État, affirmant que « les États-Unis ne font pas de charité » et que chaque dollar dépensé devait servir l’intérêt national américain. Résultat : des milliers de projets ont été annulés avec un impact majeur sur les bénéficiaires.
EA : Dans ce contexte, à quoi ressemblera selon vous l’aide américaine dans les prochaines années ?
J. Serre : L’aide va probablement se limiter aux enjeux humanitaires avec une agence dédiée. Les sujets de sécurité, de politique et de gouvernance seront directement gérés par le Département d’État. Et pour le reste, le modèle se voudra capitalistique avec un objectif de profitabilité et de développement des affaires – sur la base de ce qui existe déjà avec la Development Finance Corporation.
EA : Là aussi, considérez-vous que certains projets méritaient d’être supprimés ?
J. Serre : Oui, certains projets de l’USAID ont mal tourné. Le programme climatique en Afrique subsaharienne, qui a englouti des centaines de millions de dollars ces dernières années, n’a produit que des panneaux solaires pour la plupart inutilisés, sans parler des fonds détournés. En Haïti, l’initiative Feed the Future, dotée de 300 millions de dollars depuis 2010, a plus profité aux firmes américaines qu’aux agriculteurs locaux en 2024. Et en Syrie ou en Irak, 200 millions de dollars investis dans les années 2020 pour des écoles ont abouti à des bâtiments vides ou pillés.
EA : Pour autant, vous ne préconisez pas le désengagement…
J. Serre : L’ambition doit plutôt consister à cesser de verser des chèques sans conditions. Je me prononce pour un ciblage plus strict sur des investissements véritablement rentables dans des domaines réellement stratégiques comme la transition énergétique. Il ne s’agit pas de sabrer l’APD mais de la repenser. D’abord d’un point de vue libéral, en renforçant les initiatives privées et la création de richesses au sein des pays récipiendaires, afin que les populations locales accèdent à la prospérité par l’investissement et l’entrepreneuriat, plutôt que par la seule charité. Ensuite d’un point de vue conservateur, en défendant l’intérêt national de sorte que chaque euro investi serve notre sécurité, notre économie et nos valeurs. Autrement dit, j’appelle à une réinvention de l’APD qui concilierait exigence morale et efficacité, sans jamais abdiquer nos principes ni le sens des responsabilités. Cela exigera une vision forte. Au-delà du seul budget, il faut un méta-projet qui articule notre politique étrangère, notre sécurité et notre stratégie économique.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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