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Nadine Chehade (E99) : « Le monde arabe doit se tourner vers une croissance économique équitable »

Interviews

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08/03/2022

Nadine Chehade (E99) travaille pour le CGAP (Consultative Group to Assist the Poor), think tank hébergé par la Banque mondiale, en tant que spécialiste de la finance inclusive dans le monde arabe. Elle alerte sur l’accroissement de la pauvreté dans la région – particulièrement au Liban – et propose des solutions. 

ESSEC Alumni : Comment êtes-vous passée du conseil à la finance inclusive ?

Nadine Chehade : Je me suis toujours intéressée au développement économique. À défaut d’une telle filière à l’ESSEC, j’ai opté pour une spécialisation en finance, qui m’a conduite à la banque d’affaires puis au conseil en stratégie et management. Cependant j’ai fini par prendre un congé sabbatique pour m’investir dans une ONG libanaise dotée d’un programme de microfinance. À l’issue de cette expérience, j’ai postulé chez Planet Rating du groupe PlaNet Finance, aujourd’hui Positive Planet. J’y suis restée 6 ans, avant de rejoindre le CGAP, think tank de la Banque Mondiale spécialisé en inclusion financière, qui a posé les jalons de la microfinance moderne.

EA : À quels publics s’adresse la finance inclusive ?

N. Chehade : On dénombre actuellement plus d’un milliard d’individus qui n’ont pas accès à un compte et plus de 130 millions d’entreprises formelles qui manquent de financement dans les pays en voie de développement. C’est sans compter les micro- et très petites entreprises informelles, qui comptent pour 70 % de l’emploi et un tiers du PIB à travers le monde. Au cours de la décennie 1995-2005, la réplication du modèle de la microfinance moderne, tel que défini par le CGAP, a permis de servir près de 150 millions de clients. Ça a été à la fois une avancée formidable, et un progrès encore trop lent au vu du nombre de personnes exclues du système financier. Puis l’irruption du téléphone mobile a changé la donne…

EA : Comment ? 

N. Chehade : Dès le milieu des années 2000, plus de la moitié des personnes exclues du système financier formel disposaient d’un téléphone portable et, dès que possible, s’échangeaient du temps d’antenne (« airtime »). Nous assistions aux prémices de la révolution de la monnaie mobile et à l’émergence de la finance digitale, avec notamment le succès du service M-PESA au Kenya, la démocratisation de l’accès au compte en Inde, ou encore les initiatives d’Alibaba et Tencent qui ont permis la mendicité via code QR en Chine. Entre 2011 et 2017, ce sont finalement 1,2 milliard d’individus qui ont eu accès à un compte pour la première fois, huit fois plus que ce que la microfinance avait permis et en près de la moitié du temps. Les opportunités se multipliaient, notamment sous l’impulsion des portefeuilles électroniques, même si la part de marché de ces fintechs des premiers jours ne dépassait pas 10 % au niveau mondial. Cependant les risques se multipliaient aussi.

EA : Quels risques ?

N. Chehade : Là où les services de microfinance se basent sur une connaissance rapprochée du tissu économique et social et des entrepreneurs (selon un modèle gourmand en ressources humaines dit « low-tech high-touch », donc relativement cher), les services financiers numériques se basent sur une analyse approfondie des transactions financières (selon un modèle gourmand en données, dit « high-tech low-touch » vu qu’il nécessite bien moins de ressources humaines en contact avec les clients). Depuis un compte transactionnel, il devenait possible d’offrir, à échelle et donc possiblement à moindre coût, d’autres services de faible montant : le nano-crédit (5, 10 ou 20 $), le crédit dématérialisé, le crédit basé sur des tests psychométriques, parfois du crédit « facile » – autant de services dont la croissance rapide peut s’avérer désastreuse si elle n’est pas accompagnée par des mesures de protection des consommateurs.

EA : Aujourd’hui, où en est le secteur ?

N. Chehade : Il reste beaucoup de questions en suspens. Sur le fond : comment permettre l’accès aux services de micro-épargne, de transferts internationaux et de micro-assurance, voire de micro-pensions, de manière à optimiser les actifs des populations à bas revenus à l’échelle d’une vie ? Plus prosaïquement : peut-on combiner le meilleur des modèles « high-touch » et high-tech ?

EA : Dans ce contexte, quelles activités mène le CGAP ? 

N. Chehade : Le CGAP reste aujourd’hui fidèle à sa vocation, à savoir de bien comprendre les quatre piliers de la finance inclusive : les cadres légaux et règlementaires, l’infrastructure financière, l’offre pérenne de services financiers de faible montant, et la compréhension de la demande des personnes à bas revenus et des micro- et très petites entreprises.

EA : Vous êtes représentante du CGAP dans le monde arabe. Quels sont les enjeux spécifiques de la région ? 

N. Chehade : J’ai nourri l’espoir de voir enfin se réformer le secteur financier lors des printemps de la région. Ce n’était pas un espoir insensé, mais basé sur des changements tangibles, comme le décret-loi sur la microfinance en Tunisie adopté en 2011, très peu de temps après la révolution et à l’issue d’un processus participatif. Même au Liban en proie à de multiples crises, la banque centrale a autorisé, en 2021, l’usage de portefeuilles électroniques.

EA : Vos espoirs ont été déçus ?

N. Chehade : De fait, les changements s’avèrent trop lents et le taux de pauvreté a augmenté dans toute la région au cours de la dernière décennie. Les Tunisiens n’ont pas encore retrouvé leur PIB de 2010, les Égyptiens ne voient pas les bénéfices de la croissance récente se traduire en niveaux de vie meilleurs et les Libanais vivent un mauvais film qui sera un cas d’école pour le futur.

EA : Quelle est la situation au Liban ?

N. Chehade : Nous assistons au déclassement massif et ultra rapide d’une population entière, couplé avec ce que la Banque Mondiale a appelé « une inaction délibérée » de la part d’élites politiques et financières « en plein déni ». En 2020, notre étude avait déjà montré qu’une personne sur trois parmi les clients des institutions de microfinance n’arrivait plus à subvenir à ses besoins basiques. Ces personnes viennent gonfler les chiffres de la pauvreté, qui touche désormais la moitié voire les trois quarts de la population. C’est dur.

EA : Face à cette situation, quelles actions mène le CGAP ? 

N. Chehade : Nous avons abordé la crise en étudiant son impact, ainsi que celui de la pandémie, sur les populations économiquement actives au bas de la pyramide des revenus, qui constituent le cœur de cible du secteur de la microfinance, puis en analysant l’émergence de nouvelles structures pour répondre aux besoins financiers. Nos efforts du moment se concentrent sur la recherche de solutions concrètes à court et moyen termes, dans un contexte d’incertitude et de délitement des acteurs traditionnels, qui restent cependant encore incontournables. Un défi.

EA : Quelles sont les perspectives pour les mois à venir ?

N. Chehade : Sombres. Littéralement. La compagnie nationale d’électricité fournit aujourd’hui, à Beyrouth, un maximum de deux à trois heures de courant par jour. Il faudra, au mieux, plusieurs mois avant qu’elle ne puisse passer à huit heures par jour en vertu d’un accord potentiel avec l’Égypte, la Syrie et la Jordanie. Or, pas d’énergie, pas de développement. Et certainement pas de fintechs !

EA : Quelles solutions proposez-vous face à cette situation ? 

N. Chehade : L’urgence est de stabiliser la situation actuelle. Par exemple, nous tentons de préserver le secteur de la microfinance, un des fleurons de la région, à travers l’un des projets que j’ai co-instruits, le fonds B5 (Building Beirut Businesses Back & Better). Je fais en outre partie de l’équipe de la Banque Mondiale qui aide à la mise en place du programme de soutien Daem, qui devrait servir de filet de sécurité d’urgence, couvrant les besoins pressants des plus démunis. L’idéal serait ensuite de se baser sur ces systèmes, totalement digitalisés grâce à la plateforme d’e-gouvernement IMPACT, pour poser les jalons d’une protection sociale qui accompagnerait le retour de la croissance.

EA : Et à plus long terme ? 

N. Chehade : Il faudra ensuite proposer de nouveaux services financiers. C’est une opportunité, dans laquelle s’engouffrent des initiatives variées, émanant parfois de la diaspora, comme Purpl, MillionBridges ou CedarOxygen, parfois d’institutions financières non bancaires locales, comme les sociétés de transfert de fonds ou les nouveaux détenteurs d’un agrément de portefeuille électronique.

EA : Au-delà du champ d’action du CGAP, quelles seraient selon vous les solutions à la crise libanaise ?

N. Chehade : Il faudrait des pages entières pour les décrire ! En un mot : de la responsabilité.

 

Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni

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