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Raafet Azzouz (E06) : « Je veux changer le récit sur l’immigration »

Interviews

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07.17.2025

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Raafet Azzouz (E06) a lancé le New Colossus Project en partenariat avec le MIT : une initiative combinant podcast, communauté de mentors, bourses et investisseurs pour mieux valoriser les réussites issues de l’immigration. Rencontre.

ESSEC Alumni : Quelles ont été les principales étapes de votre parcours ? 

Raafet Azzouz : Je suis né à Bizerte, petite ville côtière tunisienne baignée par la Méditerranée, dans une famille de médecins. Après un baccalauréat scientifique avec une spécialité en mathématiques obtenu au Lycée Français de Tunis, j’ai reçu une bourse d’excellence de la France pour intégrer les classes préparatoires de Janson-de-Sailly, à Paris. Deux années plus tard, j’ai rejoint l’ESSEC. J’ai effectué des stages en stratégie chez Chanel et Total, obtenu un double-diplôme en droit à l’Université de Cergy-Pontoise. Mon intérêt pour la géopolitique et les matières premières m’a finalement conduit dans les salles de marchés, d’abord chez J.P. Morgan, ensuite chez Merrill Lynch, où je suis resté pendant plus de 15 ans, entre Londres et New York. J’ai notamment traversé la crise financière de 2008 lors du rachat de la banque par Bank of America. Puis j’ai développé l’activité Quantitative Investment Strategies (QIS) — un hedge fund quantitatif multi-stratégies couvrant matières premières et dérivés actions. Nous avons débuté avec 250 millions USD d’encours et une équipe d’une dizaine de personnes ; à mon départ, nous gérions plusieurs dizaines de milliards pour des fonds de pension et des fonds souverains, avec plus de cent collaborateurs. Je souhaitais cependant écrire un nouveau chapitre, davantage tourné vers l’impact, la transmission et les valeurs. J’ai mis ma carrière entre parenthèses pour rejoindre le Sloan Fellows MBA du MIT, à Cambridge, où j’ai cofondé Athena Impact, fintech de l’investissement responsable incubée au MIT Sandbox et au Harvard Innovation Lab, et lancé le MIT New Colossus Project.

EA : Qu’est-ce qui vous a inspiré ce projet ? 

R. Azzouz : Le MIT New Colossus Project puise directement dans mon histoire personnelle. Depuis mon départ de l’Afrique, je me suis toujours senti comme un outsider, à Paris comme à Londres, à New York comme à Cambridge. Et malgré les diplômes de grandes écoles et la carrière à Wall Street, je n’ai jamais pu apaiser le besoin de légitimer ma place, de prouver ma valeur. Au MIT et à Harvard, j’ai compris que ce « feu intérieur » forgé par l’expérience du déracinement m’avait donné ténacité, résilience et audace – et que je n’étais pas seul dans mon cas. Pourtant, ces qualités restent absentes du récit collectif sur l’immigration. D’où l’idée du New Colossus Project : il s’agit de célébrer et d’amplifier l’apport des bâtisseurs venus d’ailleurs via un dispositif combinant podcast, communauté de mentors, bourses et investisseurs. Notre message : l’immigration constitue un levier stratégique de compétitivité ; ses trajectoires, souvent invisibles, sont extraordinaires ; l’Amérique et l’Europe ont le devoir de les mettre en lumière plutôt que de les minimiser.

EA : À quels profils avez-vous donné la parole jusqu’ici ? 

R. Azzouz : En l’espace d’un an, j’ai eu l’opportunité de dialoguer, entre autres, avec Daron Acemoglu et Moungi Bawendi, respectivement Prix Nobel d’Économie 2024 et Prix Nobel de Chimie 2023, Al Goldstein et Wemimo Abbey, l’un et l’autre fondateurs de licornes fintech, ou encore Noubar Afeyan, président de Moderna, et Fiona Murray, professeure au MIT et vice-présidente du fonds d'innovation de l'OTAN. Toutes ces figures exceptionnelles, venues de Tunis, de Beyrouth, de Lagos, de Kiev, de Londres, de Togo ou d'Ouzbékistan, ont en commun d'avoir quitté leur terre d'origine pour créer, entreprendre, et rebâtir ailleurs.

EA : Quels enseignements en avez-vous tirés ? 

R. Azzouz : Je retiens 5 leçons. Leçon n°1 : l'immigration est un moteur de transformation. Volontaire ou contrainte, elle modifie durablement l'identité et catalyse l’ambition. Noubar Afeyan, qui a déposé plus de 100 brevets avant même d'obtenir sa Green Card, relie ainsi l'innovation, acte d'imagination radical, au sentiment de non-appartenance qui caractérise les immigrés. Leçon n°2 : l’immigration encourage à créer pour ne jamais subir. L'entrepreneuriat constitue souvent un moyen de récupérer un pouvoir dont la condition d'immigré prive souvent. Claude Grunitzky, qui a quitté le Togo pour Londres puis New York où il a fondé le magazine transculturel Trace, explique qu'il n'a jamais postulé a un emploi : « Je voulais être libre, ne jamais laisser une seule personne décider de mon avenir. » Al Goldstein, serial entrepreneur d'origine ouzbèke qui a levé plus d'un milliard de dollars, pense que son obsession pour l'efficacité et la transparence lui vient de son expérience de réfugié politique. Wemimo Abbey, qui a créé la fintech Esusu pour combattre l'exclusion financière après s’être extrait des quartiers défavorisés de Lagos, estime que « la détermination naît souvent du refus de laisser la pauvreté définir le destin ». Leçon n°3 : les premiers cercles jouent un rôle majeur dans l’immigration. Peu de ces parcours auraient été possibles sans une communauté d'accueil ou un mentorat décisif. Tous insistent sur le rôle des diasporas ou des anciens de leurs écoles, particulièrement dans les premières années. Leçon n°4 : l'identité d’ «outsider » peut devenir une force. Tous mes invités ont longtemps souffert de se sentir à la marge, avant d’en faire un avantage comparatif. Le fait d'avoir grandi à cheval entre plusieurs cultures les a forcés à développer une forme d’acuité spéciale, comme une pensée oblique propice à la redéfinition des possibles. Noubar Afeyan compare ainsi l'innovation à une sorte de migration intellectuelle. Leçon n°5 : la méritocratie américaine fonctionne… parfois. Tous mes invités s'accordent à dire que les États-Unis restent une terre d'opportunités. Mais une opportunité qui n’est pas offerte, qui doit être conquise. L'accès au capital, aux visas, aux réseaux s’avère semé d'embûches. Daron Acemoglu le résume en ces termes : « il existe des institutions ouvertes, mais encore faut-il savoir les lire et les activer. » 

EA : Au-delà de ces expériences, quelles données existe-t-il sur l’apport de l’immigration aux États-Unis ?

R. Azzouz : Les chiffres sont sans appel : les immigrés de première génération constituent l’un des moteurs méconnus de l’économie américaine moderne. Selon la National Foundation for American Policy, 55 % des licornes américaines (startups valorisées plus d’un milliard de dollars) comptent au moins un co-fondateur immigré. Selon New American Economy, 42 % des entreprises du Fortune 500 ont été créées par un immigré ou son enfant. Et selon la Harvard Business School et Stanford Research, 40 % des prix Nobel américains sont attribués à des chercheurs nés à l’étranger, et 30 % des brevets technologiques déposés aux États-Unis proviennent d’inventeurs nés hors du pays. Autrement dit : l’innovation prospère là où les frontières restent ouvertes.

EA : S’agit-il de dynamiques spécifiquement américaines ?

R. Azzouz : L’Europe n’est pas en reste. Le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France ou les pays nordiques dressent les mêmes constats, et l’attraction des talents étrangers devient une bataille stratégique entre blocs. Mais ce qui rend les États-Unis uniques, c’est leur capacité — même imparfaite — à tisser un récit national fondé sur l’accueil et la méritocratie, à promouvoir les personnes qui veulent prendre des risques. 

EA : Les récentes décisions des États-Unis relative à l’immigration changent-elles la donne en la matière ? 

R. Azzouz : Il existe en effet une dissonance entre ce message et les mouvances politiques récentes. Ces évolutions ne sont d’ailleurs pas propres aux États-Unis, elles se produisent aussi en Allemagne, en France, en Angleterre. Et elles mettent clairement en danger un modèle qui fonctionne en faisant peur aux futurs innovateurs. Seul le temps nous dira l’étendu des conséquences… Il est encore un peu tôt pour tirer des conclusions. 

EA : Quelles sont vos perspectives pour les mois à venir ?

R. Azzouz : Je prépare le déploiement du projet en Europe, d’abord en France. Mon ambition : collecter de nouveaux témoignages et conclure des partenariats avec des mécènes et des institutions comme l’ESSEC ou Polytechnique. La France doit, elle aussi, mettre en lumière ses bâtisseurs venus d’ailleurs et s’inspirer de leurs trajectoires pour nourrir son récit économique et raffermir sa cohésion nationale. Au-delà de cette extension géographique, une autre étape de développement consistera à structurer une communauté de mentors capables d’accompagner ces talents — aux États-Unis comme en Europe — et d’introduire les enseignements du projet dans les cursus des écoles de commerce et du MIT, à l’intersection de l’entrepreneuriat, du management et de l’histoire humaine.


Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

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