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Thomas Jobbé-Duval (E00) : « Les librairies font face à de nombreux défis »

Interviews

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06.18.2025

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Thomas Jobbé-Duval (E00) est directeur général de La Procure, réseau de librairies indépendantes qui compte parmi les acteurs les plus importants du secteur. Il dresse le bilan de ses activités et d’un marché qui connaît de fortes perturbations depuis plusieurs années.

ESSEC Alumni : Quelles évolutions le secteur des librairies a-t-il connu ces dernières années en France ? 

Thomas Jobbé-Duval : Le COVID-19 et l’augmentation du temps de lecture qui a résulté des confinements ont entraîné une augmentation très nette des ventes de livres neufs, d’abord sur Internet, puis dans les librairies, déclarées « commerces essentiels » fin 2020. Alors que le marché baissait en moyenne de 2 % par an avant la pandémie, il a connu un rebond de 15 % en 2021 et se maintient depuis à un bon niveau, après un rééquilibrage en 2022. Au début, la croissance était surtout portée par la bande dessinée et le manga. Cependant la littérature populaire prend désormais le relais, qu’elle cible un public adulte (avec des tendances venues du monde anglo-saxon comme la « New romance », le « Cosy crime » ou encore le « Domestic crime » qui domine cette année grâce au best seller La Femme de Ménage de Freida McFadden) ou adolescent (catégorie souvent appelée « Young adult » et largement relayée sur les réseaux sociaux, notamment Tik Tok).  

EA : Quid du livre numérique ?

T. Jobbé-Duval : La lecture sur liseuse ne représentait en 2023 que 3 % du marché, en stagnation après une augmentation de l’ordre de 30 % en 5 ans selon GfK. Ce segment commence à être surpassé par celui des livres audio avec des acteurs comme Audible (Amazon) et Spotify qui proposent un modèle d’abonnement pour un temps d’écoute. La demande explose en Europe et a dépassé cette année celle des livres numériques sur liseuse aux États-Unis. Nous avons d’ailleurs lancé notre propre application dédiée, laprocure-audio, en partenariat avec Staytuned. 

EA : En somme, le marché du livre se porte plutôt bien ?

T. Jobbé-Duval : Oui – mais le secteur de la librairie n’en reste pas moins fragile. En France, nous avons la chance d’évoluer dans un marché protégé des assauts des pure players comme Amazon, en particulier grâce à la loi Lang de 1981 qui impose un prix unique pour les livres (seuls sont autorisées des remises de 5 %) quel que soit le canal de diffusion : notre marge est ainsi plus ou moins garantie. En même temps, elle échappe aussi à notre contrôle… Ce qui peut s’avérer contraignant en période de difficulté. Or les défis sont nombreux à l’horizon. D’abord, on constate une baisse marquée du nombre de lecteurs ces dernières années (-7 % en 2023), notamment chez les plus jeunes, probablement à cause de la concurrence des écrans. Ensuite, le marché du livre d’occasion connaît un fort développement : on estime qu’il concerne 1 ouvrage mis en circulation sur 5 – sachant que cette tendance échappe largement à la statistique dans la mesure où nombre de transactions ont lieu en dehors des circuits traditionnels, sur des plateformes comme Le Bon Coin et Vinted. Enfin, les librairies subissent l’inflation de plein fouet : l’augmentation des frais de fonctionnement et des frais de personnel (ces derniers représentant la moitié des charges) et les projets de réduction des aides publiques (notamment le Pass Culture) font craindre des défaillances, en particulier pour les enseignes affichant un chiffre d’affaires inférieur à 300 K€. 

EA : Comment La Procure se positionne-t-elle dans ce contexte ? 

T. Jobbé-Duval : La Procure regroupe un réseau de 31 librairies en France, en Belgique, en Suisse et au Liban, dont 6 librairies en propre à Paris, Versailles et Lyon, 25 librairies indépendantes franchisées dans diverses grandes villes, et un site e-commerce. Notre chiffre d’affaires total s’élève à 30 M€, ce qui fait de nous l’un des principaux acteurs du marché en France. Notre enseigne historique, située sur la place Saint Sulpice à Paris, constitue d’ailleurs la 2e librairie indépendante de la capitale en volume de vente, après Gibert Joseph sur le boulevard Saint Michel. Autre spécificité : nous sommes identifiés comme une librairie chrétienne. D’abord pour des raisons historiques : La Procure a été créée en 1919 par l’Abbé Delepine, à l’origine pour fournir le clergé en accessoires liturgiques. Ensuite pour notre proposition éditoriale : nous nous adressons à toute personne en quête de sens. Comme nous l’indiquons dans notre signature de marque, nous donnons à penser, grandir, croire, en défendant la complexité, le débat et le dialogue entre foi et culture. Notre sélection ne se cantonne donc pas aux ouvrages religieux mais se nourrit aussi de spécialités secondaires en histoire, philosophie et sciences humaines. Sans oublier nos rayons de littérature et de jeunesse, très fournis, qui offrent également des entrées essentielles dans la compréhension de l’humanité et l’ouverture aux autres. Ainsi deux tiers de nos références sont non religieuses. 

EA : Quel impact cette identité a-t-elle sur vos performances ?

T. Jobbé-Duval : En tant que librairie, nous subissons les tendances plutôt déclinistes du marché. Mais en tant que librairie chrétienne, nous bénéficions du rayonnement de notre marque : le rayon religion représente 60 % de nos ventes en ligne et 45 % de nos ventes en physique. Pour autant, ce positionnement est sans cesse réinterrogé dans une société traversée par des courants contradictoires ; d’un côté, la sécularisation progresse, de l’autre, la spiritualité suscite un intérêt croissant. En définitive, notre performance économique tient avant tout à la qualité de l’ensemble de notre sélection. Nous sommes une librairie de destination : à Saint-Sulpice, seuls 20 % des clients proviennent du quartier ; autrement dit, on vient de loin pour notre expertise.  

EA : Vous êtes également très bien référencé en ligne. Comment êtes-vous parvenu à ce résultat ? 

T. Jobbé-Duval : D’emblée, nous partions avec une certaine longueur d’avance car nous pratiquons la vente par correspondance depuis les années 1930 via l’édition de catalogues. À partir de 2001, notre site Internet a pris le relais. Mais c’est le COVID-19 qui a marqué une véritable bascule. Nous avons acquis les équipements nécessaires au développement de nos activités en ligne, nous avons procédé à des investissements significatifs et réguliers en SEA et en optimisation SEO (environ 70 K € par an) et, grâce à la loi Darcos, nous avons pu aligner nos frais de port sur ceux des géants comme Amazon. Résultat : notre site e-commerce est rentable depuis 2 ans et en 2024, entre le click & collect et l’expédition à domicile, nous avons distribué 50 000 colis, pour un chiffre d’affaires total de 2,5 M €. 

EA : Avez-vous investi d’autres formes de diversification de vos activités ? 

T. Jobbé-Duval : Aujourd’hui, la diversification est une nécessité pour les librairies. Beaucoup développent une offre de papeterie, de presse, de musique ou, plus récemment, de jeux de société, qui permettent des marges commerciales plus intéressantes. Chez La Procure, il nous a paru plus naturel de nous tourner vers les arts religieux : bijouterie, statuaires, icônes, cadeaux de baptême et de communion… L’ensemble représente environ 15 % de nos ventes en valeur. Autre forme de diversification : nous avons ouvert l’année dernière un coffee shop en partenariat avec l’enseigne Café Coutume. Une manière aussi d’attirer de nouveaux clients, qu’il s’agisse d’internationaux en visite dans ce quartier touristique de Paris ou de locaux qui n’auraient pas forcément osé entrer autrement. 

EA : Quelles sont les perspectives du secteur des librairies en France dans les années à venir ? 

T. Jobbé-Duval : Les difficultés persisteront. Pour résister, il faudra notamment prêter un soin accru à l’expérience de visite, proposer de nouveaux formats d’animations au-delà des traditionnelles séances de dédicaces, et appuyer le conseil aux clients. Le fait d’aller en librairie doit être associé à un moment de plaisir, à une véritable sortie culturelle. 

 

Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

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